Erythrée
Enfant, dans les années suivant l'indépendance de l'Érythrée, Filmon Debru attendait impatiemment qu'arrive le mois de mai et les festivités célébrant la nouvelle souveraineté du pays et les héros de l'indépendance.
Fêtes, musique et danses duraient un mois pour commémorer la victoire sur l'armée éthiopienne en mai 1991, puis l'indépendance proclamée en mai 1993 après un référendum soutenu par l'ONU.
Juché sur les épaules de parents, le petit Filmon regardait passer des défilés colorés, dans une ambiance d'"euphorie". "Il y avait un vrai bonheur. (...) Tout semblait tourné vers le meilleur", raconte cet homme aujourd'hui âgé de 37 ans.
Ce nouveau pays de 117 000 km2 dans la Corne de l'Afrique, sur les bords de la mer Rouge, baignait dans l'optimisme. L'Érythrée fête cette année ses 30 ans en tant qu'Etat mais pour Filmon Debru, il n'y a rien à célébrer.
L'espoir et le potentiel qu'il ressentait ont disparu, écrasés par un régime totalitaire et répressif dirigé par Issaias Afeworki. Le pays est surnommé "la Corée du Nord africaine".
Dans ce petit État fermé, à parti unique, les voix dissidentes disparaissent au goulag et les civils sont enrôlés à vie dans l'armée ou contraints au travail forcé dans le cadre d'un service national assimilé à de l'esclavage par les organisations de défense des droits humains et l'ONU.
Il n'y a jamais eu d'élections, il n'y a pas de presse libre, d'opposition politique ou de société civile.
Paria mondial, l'Erythrée a été placée sous sanctions pour son ingérence dans des conflits régionaux, dernièrement dans la guerre du Tigré, en Éthiopie, où son armée a été accusée de nombreuses exactions.
En quête d'emploi et de libertés, des centaines de milliers d'Érythréens ont fui le pays.
Filmon Debru en fait partie. "Honnêtement, qu'est-ce que je pourrais bien fêter ?", lance ce développeur informatique qui a failli perdre ses deux mains sur les routes de l'exil, torturé par des passeurs dans la péninsule du Sinaï. Il vit en Allemagne depuis 2014.
En Érythrée, les commémorations publiques battent leur plein, avec des écoliers en costume entonnant des chants patriotiques sur le thème de cette année : "Un exploit héroïque ancré dans des rangs unis".
Une "Coupe de l'indépendance" a sillonné le pays, recueillant de la "terre sacrée" sur les sites des batailles légendaires face au puissant voisin éthiopien.
La propagande diffusée sur la chaîne nationale Eri-TV rend hommage aux combattants de la liberté. Mais elle a effacé les figures de l'indépendance devenues critiques du régime, souligne Meron Estefanos, journaliste et militante suédo-érythréenne.
Comme de nombreux Érythréens, elle a perdu des membres de sa famille dans la lutte pour l'indépendance et la récupération de leur sacrifice la met en colère. Elle évoque ses quatre oncles morts. "Qu'auraient-ils dit ?", lance-t-elle : "C'est pour ça qu'ils sont morts ?"
Issaias Afeworki, qui a mené les rebelles à la victoire, est devenu président après l'indépendance, en attendant l'organisation d'élections dans le cadre d'une nouvelle Constitution.
Lors de ces années pleines de promesses, les parents appelaient leurs nouveau-nés Netsanet (liberté), Awet (victoire) et Selam (paix), les combattants de la liberté étaient assaillis dans la rue avec fleurs et baisers, les médias prospéraient...
Tout cela fut de courte durée. En 1998, l'Érythrée et l'Éthiopie se lancent dans une guerre frontalière qui durera deux ans, une impasse sanglante avec des dizaines de milliers de morts.
Pour Meron Estefanos, la génération qui portait l'avenir du pays, celle des enfants de l'indépendance, a été décimée au front. "Ils ont dansé pour l'indépendance puis (...) ont été sacrifiés pour une guerre qui n'avait aucun sens", estime-t-elle.
Le dernier espoir de démocratie s'est éteint avec une purge violente de l'opposition politique en 2001. L'Érythrée occupe le bas des classements mondiaux sur la liberté de la presse, les droits de l'homme, les libertés civiles ou le développement économique.
Vanessa Tsehaye n'a plus vu son oncle Seyoum, journaliste respecté, depuis la répression de 2001. Pour cette militante de 26 ans née en Suède, "la fête de l'indépendance est un appel à agir", une occasion de rendre hommage à tous ceux qui, comme son oncle, rêvaient d'une Érythrée libre.
De nombreux membres de la diaspora "rêvent jour et nuit de rentrer" au pays, explique Habte Hagos, qui a passé la majeure partie de sa vie d'adulte hors d'Érythrée.
La fête de l'indépendance sonne pour lui comme un douloureux rappel des années perdues.
Aujourd'hui, affirme-t-il, les jugements sur la situation du pays sont plus durs, notamment parce que les jeunes Érythréens ont le même destin que leurs ancêtres, contraints à l'exil ou à se retrouver fantassins dans des guerres comme celle au Tigré.
"Nous avons connu plus de 60 ans de malheur", explique celui qui a fondé en 2014 le groupe de défense Eritrea Focus : "Les Érythréens en ont assez".
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