Sénégal
Vingt ans après le naufrage du ferry sénégalais Le Joola qui a fait près de 1.900 morts, la ville de Ziguinchor, dans le sud du pays, la plus meurtrie, commémore lundi ce drame dont "la plaie n'est toujours pas cicatrisée".
Au début, quand la rumeur s'est répandue, personne n'osait y croire. "C'était invraisemblable", se rappelle Nouha Cissé, qui était proviseur du plus grand lycée de la ville. Quelque 150 de ses élèves sont décédés.
Ici, le bateau faisait partie du décor. Il était le cordon qui reliait la Casamance, enserrée entre la Gambie au nord et la Guinée-Bissau au sud, à Dakar, la capitale. Il était synonyme de désenclavement.
Cette région isolée était alors tourmentée depuis les années 80 par une rébellion indépendantiste, et ce mois de septembre 2002, les attaques ont repris sur les routes.
Le ferry est le transport le plus sûr et le moins cher. Les Casamançais l'empruntent pour écouler les marchandises de cette région agricole. A cette époque de l'année, les étudiants retournent à l'université à Dakar. Il y a aussi des touristes, venus découvrir les charmes de cette région aux plages sauvages et aux rizières verdoyantes.
Le 26 septembre, plus de 1.928 personnes embarquent officiellement alors que la capacité du bateau est limitée à 536 passagers.
Le lendemain matin, le Joola est sur toutes les lèvres. Il a disparu. Certains disent que des corps ont été ramassés. Le mot passe d'une famille à une autre. Les habitants affluent vers le port, le visage déformé par la peur.
"Insoutenable"
Vers 10H00, le Premier ministre annonce que le bateau a chaviré. "Là, c'était insoutenable à Ziguinchor. Personne ne pouvait consoler personne. Les gendarmes sont venus mettre un cordon parce que certains menaçaient de se jeter à l'eau. Ils avaient tout perdu", se souvient le journaliste Ibrahima Gassama, qui couvrait l'événement pour la radio Sud FM.
"C'était vraiment la catastrophe. Les gens se croisaient. Dans cette maison il y a un décès, dans l'autre il y a un décès, en face il y a un décès. Dans tout Ziguinchor, c'était comme ça", se remémore Khadidiatou Diop, 65 ans, qui a perdu sa mère, un neveu et des cousines.
Le bilan officiel est de 1.863 morts et disparus, plus de 2.000 selon les associations de victimes, de 12 nationalités différentes. Soixante-cinq personnes ont survécu.
Il s'agit d'une des plus grandes catastrophes maritimes civiles connues. Près de la moitié des victimes venait de Ziguinchor.
Vingt ans plus tard, le traumatisme est toujours là.
"C'est une plaie qui ne s'est toujours pas cicatrisée. Je ne pense pas qu'elle le pourra, car le comportement qui a suivi dans la gestion de cette catastrophe a été un second naufrage", estime le journaliste Ibrahima Gassama.
Au-delà de la responsabilité individuelle et collective de ceux qui ont mis en service un bateau qui n'était plus fiable, il pointe l'absence de secours, arrivés beaucoup trop tard, dans la journée du lendemain, et les "mensonges" des autorités sur le nombre de victimes.
Doléances
Au Sénégal, l'enquête judiciaire a conclu à la seule responsabilité du commandant de bord, disparu dans le naufrage. Des responsables mis en cause n'ont pas été sanctionnés, et ont même été promus.
Les espoirs de justice en France, dont 18 ressortissants sont morts, ont ensuite été douchés par un non-lieu définitif après des années de procédure.
Si les familles des victimes ont été indemnisées, Macky Sall ne s'est jamais déplacé aux cérémonies d'anniversaire en tant que chef de l'Etat. Le mémorial à Ziguinchor, promis depuis des années, n'est toujours pas achevé.
Demandé depuis toujours par les associations de victimes, le renflouement du navire, qui repose à une vingtaine de mètres de profondeur, avec de nombreux corps emprisonnés dans ses entrailles, n'a jamais été entamé.
Des associations de victimes ont été contraintes de renoncer à certaines activités prévues lundi car elles n'ont pas reçu les fonds des autorités.
A Ziguinchor, comme pour chaque anniversaire, "tout le monde va se rassembler pour prier ensemble. Mais nous, les concernés, c'est tous les jours", confie Mme Diop. "De 2002 à ce jour, il n’y a pas un jour où je ne pense pas au bateau".
Le souvenir du drame s'estompe pourtant de cette ville aux allées paisibles et aérées, alanguie sur les bords du fleuve Casamance.
"C'est vrai que les premières années ont vu de très grandes mobilisations autour des commémorations", raconte l'ancien proviseur. Mais "ce rapport émotionnel s'est petit à petit tassé".
"Ce naufrage aurait pu être un signe d'un changement de comportement au Sénégal de manière générale. Mais chassez le naturel, il revient au galop. Le laissez-aller et le laxisme sont revenus en force", déplore-t-il.
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