Kenya
Il règne sur la plage comme une ambiance d’avant bataille. La mine grave, oppressée par la chaleur, des centaines d’hommes attendent à l’ombre de bâches en plastique le moment où ils empoigneront leurs armes automatiques et iront voguer sur le lac Turkana, dans le nord du Kenya.
Ces derniers vivent au campement de Nayenae, une enfilade d’abris improvisés devant lesquels sont étalés leur matériel de pêche. Depuis plusieurs mois, il leur est de plus en plus difficile de jouir du produit de leur travail du fait de la rivalité entre ces derniers vivant à l’Ouest et au nord-ouest du lac, et les Dessanech répartis au nord et au nord-est au Kenya et en Éthiopie.
“On ne négocie pas lorsqu’on rencontre les Dessanech, on tire à vue et ils tirent à vue, c’est la seule langue que nous parlons.” Raconte Maurice Echerait, pêcheur Turkana.
Une rivalité séculaire née après la construction du barrage hydroélectrique “Gibe III”, le plus haut d’Afrique d’une hauteur 243 m, inaugurée par l‘Éthiopie fin 2016. Sa construction à 600 kilomètres au nord sur l’Omo, affluent éthiopien du lac Turkana, a fait légèrement baisser le niveau du lac et a interrompu les crues saisonnières essentielles au cycle de reproduction des poissons.
“Si vous arrêtez ces crues saisonnières pour contrôler le débit, cela veut dire que le stimulus pour la migration des poissons en amont de la rivière pour se reproduire avant de revenir sera perdu donc nous aurions un effondrement au niveau du cycle de reproduction.” Explique John Malala, du bureau du Turkana de l’Institut de recherche kényan sur la pêche.
L‘Éthiopie a certes promis de déclencher des crues artificielles, mais il reste à mesurer leur impact et ampleur requise.
Les pêcheurs, se sentent abandonnés par le gouvernement kényan, qui est selon eux plus intéressé par la possible importation d‘électricité produite par “Gibe III” que par le sort d’une région historiquement marginalisée.
Conscients du danger, des chefs Turkana et Dessanech kényans ont débuté en mars des pourparlers de paix. D’autant que le pire est peut-être à venir, car l’ambition éthiopienne est également agricole. Des projets d’irrigation développés sur l’Omo impliquent le détournement de quantités colossales d’eau.
L’ampleur de ces projets reste floue, en l’absence d’une communication précise des autorités éthiopiennes : entre 100.000 et 450.000 hectares de cultures sont évoqués. L’ONG Human Rights Watch, se basant sur des images satellites, estime qu’environ 30.000 hectares ont déjà été transformés. Selon Sean Avery, si l’hypothèse de 450.000 hectares de plantations se concrétise, “cela réduira de moitié le débit de la rivière”.
Et la rivalité séculaire entre les Turkana, et les Dessanech qui habitent de part et d’autre de la frontière entre le Kenya et l’Ethiopie, est devenue meurtrière. Loito Ibuya est un jeune pêcheur Turkana.
“Rien de bon ne sort de ce lac, seulement la mort. Leurs filets de pêche rencontrent les nôtres dans le delta. Ils jettent leurs filets d’un côté, alors que nous faisons la même chose de l’autre. Les fortes marées nocturnes poussent les filets qui finissent par s’emmêler dans le lac. Donc, récupérer nos filets devient un problème qui conduit à des affrontements. “
Avec environ 90 % de l’afflux d’eau douce dans le lac qui provient de la rivière Omo, la bataille pourrait être alors perdue pour tout le monde sur les rives du Turkana.
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