Guinée
Des garçons guinéens parcourent des kilomètres en Europe pour ce qu'ils appellent "l'aventure", un voyage essentiel pour devenir de "vrais hommes".
Ils traversent les Alpes françaises avec des températures inférieures à zéro, sans vêtements chauds et souvent sans nourriture suffisante pour arriver jusqu’à leur destination finale. Un groupe de Français aide les migrants perdus à trouver leur chemin.
Ceux qui survivent à "l'aventure" et parviennent à atteindre l'Europe sont considérés comme des héros par leurs familles restées au pays. Mais qu'arrive-t-il aux migrants ouest-africains en Europe ?
Dans ce dernier épisode de Dans La Tête Des Hommes, nous découvrons le coût du succès du voyage en Europe. Nous nous entretenons avec Fana, qui a réussi à rejoindre la France, et nous parlons de ce qui se passe quand on réussit "l'aventure".
Vous avez aimé cet épisode ? Partagez vos réflexions sur la façon dont vous avez remis en question votre vision de ce que signifie être un homme en utilisant le hashtag #DansLaTêteDesHommes. Si vous êtes anglophone, ce podcast est également disponible en anglais : Cry Like A Boy.
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TOUNKAN NAMO EN GUINÉE : L'AVENTURE
Arwa Barkallah : Bonjour et bienvenue “Dans la tête des hommes”, votre podcast qui explore les masculinités à travers cinq pays africains. Je m’appelle Arwa Barkallah et voici la deuxième partie de notre documentaire audio qui se déroule en Guinée. Dans la première partie, nous suivions Mamadou Alpha, un candidat malheureux à l’émigration, le “Toukan”, et qui tente de retrouver sa place dans sa communauté.
En Guinée, ce voyage, ou “l’aventure”, comme on dit là-bas, est un rite de passage à l'âge adulte ; une épreuve qui amène de jeunes hommes à se confronter à la dureté de la vie et à acquérir de l'expérience pour devenir un homme, un vrai. Ceux qui survivent à cette aventure sont traités en héros par leur famille et la communauté laissée derrière eux. Ceux qui échouent sont considérés comme des parias.
En Europe, le terme “aventure” est un mot plutôt positif, associé aux explorateurs, aux voyageurs, aux pionniers qui ont bravé terres et mers, montagnes et forêts vierges. Leurs exploits sont souvent considérés comme des succès.
Dans cet épisode, nous nous rendons dans les Alpes. Des hommes de l'âge de Mamadou Alpha tentent de traverser ces montagnes. Mais en comparaison des aventuriers, leur parcours est une autre paire de manches.
Une nuit d’hiver plutôt calme. La neige est éclairée par la lueur de la lune et la poudreuse est parfaitement uniforme.
Nous sommes près de la frontière italienne, à Briançon. Cette ville est devenue un point de passage pour les migrants : les exilés venant des Balkans, du Moyen-Orient ou du continent africain qui fuient des conflits ou sont à la recherche de conditions de vie meilleures.
Le thermomètre indique des températures en dessous de 0. L’ombre des montagnes n’est pas rassurante, mais Juliette, étudiante en photographie de 22 ans, connaît les recoins de ces reliefs comme sa poche. Accompagnée de quelques proches, elle se met en quête de ces migrants ayant besoin d’aide, perdus ou blessés en cours de route.
“Il y a des soirs où l’on peut voir descendre une vingtaine de personnes et d’autres soirs où l’on ne rencontre personne”, raconte Juliette.
Arwa Barkallah : Juliette fait partie de l'association “Tous Migrants”. Cette dernière vient en aide aux personnes qui, pour la plupart, marchent depuis plusieurs jours, voire plusieurs mois. Beaucoup d’entre elles ont des engelures et/ou de graves blessures et sont épuisées.
Dans le sac à dos de Juliette : un kit de premier secours, une boisson chaude et des barres chocolatées.
Juliette : Ces gens-là ne sont pas forcément équipés pour le froid et n'ont pas forcément de boissons chaudes ou à manger. Il est vrai que nous récupérons des gens qui sont vraiment frigorifiés et qui n’ont pas énormément mangé, ni bu.
Arwa Barkallah : “Tous Migrants” a été créée en 2014 à l'aune de ce que les politiques appellent “la crise migratoire”, alors que des milliers de migrants affluent en Europe et forment des camps en Grèce et partout ailleurs sur le continent européen.
Un grand nombre d’entre eux essaie de rejoindre, souvent à pied, l’Europe de l’Ouest pour fuir des conditions de vie difficiles. Briançon, ville nichée au cœur des Alpes, est un point de chute pour ceux qui se perdent et ceux qui ne peuvent pas poursuivre leur chemin, leur “aventure”.
Juliette : Il n’est pas concevable pour nous de laisser des gens mourir en montagne. Nous ne voulons pas que nos montagnes deviennent des cimetières. C’est impossible.
Arwa Barkallah : Depuis 2017, plus de 12 000 migrants sont passés par le Refuge Solidaire, une autre ONG de Briançon qui apporte aide, soins médicaux, un abri et une aide à la régularisation des migrants.
Mais s’installer en France n’est pas une mince affaire. Gap est la plus grande ville des Hautes-Alpes. Cette région frontalière de l’Italie est connue pour sa culture du sport, une faune et une flore remarquables.
Fana : Je m'appelle Syla Fana. J’ai 18 ans et je viens de Guinée Conakry.
Arwa Barkallah : Fana a quitté son foyer à un jeune âge, à la recherche de meilleures opportunités en Europe.
Fana : À part la famille, la situation familiale etc. Quand tu vois les situations politiques et socio-économiques d’un pays, même si tu n’es qu’un gamin, tu peux quand même avoir une certaine réflexion. Tu te dis : “Mais pourquoi ça ? Pourquoi nous ?”
Tu vois que tu as toutes les richesses, mais tu galères, tu ne vis pas bien, tu vis dans la misère.
Arwa Barkallah : Il a décidé de tenter l'aventure avec la France pour destination.
Fana : Je suis parti tout seul à l'âge de 12 ans. Tu imagines ? C'est dingue. Je suis parti de Guinée pour rejoindre le Mali.
J'ai rencontré des passeurs qui emmènent les gens depuis le Mali jusqu'en Algérie. J’ai négocié avec eux. J'ai tout fait avec eux. Je suis parti comme ça, pays après pays, jusqu'en France.
Arwa Barkallah : Fana est originaire de Conakry. Comme Mamadou Alpha, il a voulu rejoindre l’Europe. Mais contrairement à Mamadou, il a réussi.
Fana : Ma famille me considère comme un héros. Les autres ? Peut-être, je ne sais pas.
Il y en a beaucoup qui sont fiers de toi. Il y en a aussi qui te détestent parce que tu as réussi dans ta vie.
J'habite ici depuis quelques mois et je pense, ouais.
Arwa Barkallah : Fana est âgé de 18 ans lorsque nous le rencontrons. Il porte des lunettes de soleil, un pantalon gris confortable et un sweat à capuche jaune. Il semble confiant et plutôt sûr de lui, alors que nous l’accompagnons à son domicile. Il est Gapençais depuis deux ans et vient tout juste d'emménager dans la résidence où il nous accueille.
Fana est interne, en apprentissage pour devenir aide-soignant en gériatrie.
La plupart du temps, il est hébergé en pensionnat, mais durant ses week-ends, il vit en colocation avec un ami.
Leur petit studio est un peu en désordre. Il y a un lit double et à en croire les photos de souvenirs de voyage qui ornent les murs, Fana ne semble pas avoir passé beaucoup de temps ici.
Mais pour lui, ce n’est pas ce qui compte. Il est passé de foyer en foyer à plusieurs reprises. Son aventure à lui n’a pas été de tout repos. Sa famille le voit comme un héros, mais il préfère ne pas lui parler de son mode de vie ; pas pour l’instant en tout cas.
Fana : Cela fait longtemps qu'ils n'ont pas eu de mes nouvelles, mais je préfère ça.
Je préfère bien me cacher. Quand j'aurai une meilleure vie, je verrai mes frères, je ferai ce que je pourrais pour les autres. Pour l'instant, il faut que je me concentre sur ce que je fais moi.
Arwa Barkallah : D'après Le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), malgré la pandémie de Covid-19, en 2020, environ 41 000 personnes sont arrivées en Europe par l’Espagne, dans des conditions irrégulières. Les Guinéens occupent la seconde place des nouveaux arrivants sur le Vieux continent, après les Maliens pour la zone d’Afrique subsaharienne.
Julie Kleinman est anthropologue, auteure de l’étude “Adventure Capital”, qui cartographie les identités migratoires à Paris, en France, en 2019.
“Au XIXe siècle, le départ d’un homme de son village était considéré comme un rite de passage à l'âge adulte ; de nombreux documents l’attestent. Donc, dans la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest, quitter sa famille pour s’accomplir est un rite de passage à l'âge adulte”, explique-t-elle.
Arwa Barkallah : Fana nous dit qu'à l'âge de 12 ans, il avait déjà beaucoup de responsabilités en Guinée, autant qu’un adulte.
Fana : Le garçon se sent incapable s’il voit sa maman en train de galérer, d'essayer d'avoir quelque chose à manger alors que lui, il sait qu'il est un garçon et qu’il doit maintenant venir en aide vraiment à ses parents.
Je connais des familles en Afrique, en Guinée même, au sein desquelles un enfant de 13-14 ans nourrit toute la famille. C'est à partir de 12 ans qu'il commence à bosser.
Arwa Barkallah : Plusieurs études attribuent le phénomène migratoire à des difficultés économiques, mais le besoin de changer de statut social est là.
Abdoulaye Wotèm Somparé est Guinéen, docteur en sociologie.
“Le facteur économique est là. Mais comme ce n'est pas le pays le plus pauvre, le pays le plus instable, le pays où il y a la guerre, il faut chercher la réponse ailleurs aussi. Est-ce que les gens ne veulent pas migrer aussi parce qu'ils veulent accéder à une promotion ? La promotion sociale ?”, s’interroge-t-il.
On remarque que dans les villages où l’émigration est forte, telle que la sous-préfecture de Kolaboui à Boké, les plus belles maisons appartiennent à des migrants qui vivent à l'étranger, qu'on appelle maintenant positivement des “Diaspo”.
Arwa Barkallah : Les temps difficiles sont accentués par l’exclusion de fait des migrants dans les pays d’accueil. Plusieurs recherches indiquent que, même après avoir obtenu la régularisation de leur situation, ils ont du mal a se faire une place dans la société.
Julie Kleinman : “L’exclusion économique provoquée par le pays d'accueil est la chose la plus grave et préoccupante. C’est un fait politique qui est lié à la décision, ou non, d’accueillir et de régulariser, ou non, les droits de ces immigrés. Donc, ce que l’on voit c’est que les droits leur sont refusés. On leur interdit de travailler. Et même lorsqu'ils obtiennent le droit de le faire, ils sont cantonnés à des travaux ou à des métiers non qualifiés. Ils sont cantonnés à ce rôle de personnes immigrées non qualifiées, entre guillemets. Je me sens personnellement très mal à l'aise vis-à-vis de cela, parce que ces ouvriers sont voués à gagner en expérience et en qualifications”.
Arwa Barkallah : Fana estime que son aventure lui a appris beaucoup de choses. Maintenant qu’il a pu s’installer, il peut enfin se dédier à sa vocation : prendre soin des autres.
Fana : Je suis un peu polyvalent, je peux faire beaucoup de métiers, plusieurs métiers. C'est ce lycée qui me plaît.
Arwa Barkallah : Julie Kleinman nous dit qu’une fois en visite au pays, peu importe si ces expatriés occupent un métier de la classe ouvrière ou un métier peu qualifié. Pour peu que ce métier soit exercé dans le cadre de ce parcours, de cette “aventure” migratoire, cette condition est acceptée ailleurs, dès lors qu’elle s’inscrit dans la quête de ce que doit être un homme, un vrai. Un mythe qui ne peut qu’aboutir au succès.
Julie Kleinman : “Il existe une expression chez les Maliens : “Tunga te danbe don”- "l'émigré n’a pas de dignité". Pour eux, quand on se rend à l'étranger, on accepte n’importe quel type de tâche ou de métier. Cela n’a pas le même impact sur votre famille ou votre lignée si vous le faites à l’étranger plutôt qu’au Mali ou même en Afrique de l’Ouest parce que chez soi, on a l’embarras du choix. La plupart d’entre eux a une grande capacité d’adaptation et ils se servent de ces capacités, on les y encourage puisqu’ils ont accès à tous les types de métiers. Des métiers qui sont moins bien vus au pays, mais qu’ils sont aptes à faire à condition que ce soit à l'étranger ou sur leur parcours migratoire. C’est un moyen de contrer ceux qui s’en prennent à leur dignité. Ce qui compte, ce sont plutôt leurs origines, l'intérêt de leur communauté, de leur lignée et avant tout leur dignité en tant qu’hommes”.
Arwa Barkallah : Il n’existe pas de supermarché spécialisé en produits africains à Gap. Pour s’en fournir, Fana doit descendre à Marseille, plus au sud. Régulièrement, ses amis et lui empruntent une voiture qu’ils chargent de produits alimentaires, d'épices, de légumes du continent et de beurre de cacahuètes.
Quand on évoque la Guinée avec Fana, son visage s’illumine immédiatement.
Fana : Tout me manque. La Guinée, ma famille, la vie là-bas, même si c'est dur, mais j'aime bien la vie là-bas, en fait. C'est dur, mais je suis né dans cette vie-là. Les températures, le climat là-bas, même l'air.
Arwa Barkallah : Malgré le mal du pays, Fana n’a pas tellement envie de rentrer en Guinée. Sur le chemin du centre-ville, il nous confie que son aventure est la meilleure école de la vie qu’il ait pu s’offrir.
Fana : “L'aventure m'a vraiment fait mûrir et grandir. Il faut savoir que souvent, les grands hommes ne naissent pas dans la grandeur, ils grandissent. C'est mon cas”.
Arwa Barkallah : Cet épisode de Dans la tête des Hommes est terminé. Rendez-vous dans 15 jours pour discuter des exilés qui risquent leur vie pour leur communauté et de ceux qui ont dû revenir.
CRÉDITS:
Cet épisode a été ponctué des œuvres musicales de Ba Cissoko.
Un grand merci à notre guide reporter Makemé Bamba à Conakry, en Guinée qui a concocté ce reportage avec Naira Davlashyan.
Coproduction : Marta Rodriguez Martinez, Lillo Montalto Monella, Mame Peya Diaw à Lyon, France et Arwa Barkallah, à Dakar, Sénégal.
Lory Martinez à Paris, France.
Clizia Sala à Londres, Royaume-Uni.
Design audio : Studio Ochenta
Thème musical : Gabriel Dalmasso
Remerciement particulier à Natalia Oelsner pour la programmation musicale de cet épisode.
Redaction en chef : Yasir Khan.
Si vous découvrez notre série de podcasts, n’hésitez pas à aller découvrir nos épisodes précédents sur les Baina Ba Mamainara du Lesotho, ces mineurs qui mettent leur vie en danger pour gagner leur pain quotidien. Rendez-vous également sur notre site internet.
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Ce podcast est disponible en anglais et s'appelle Cry Like a Boy.
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