Cameroun
Faire la lumière sur un pan d'histoire sanglant, longtemps tu et méconnu: une commission de chercheurs français et camerounais entame ses recherches sur le rôle de la France pendant la colonisation et après l'indépendance de ce pays d'Afrique centrale, travail mémoriel en terrain miné.
Après la commission Duclert sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda (2021), le rapport Stora sur la colonisation et la guerre d'Algérie (2021), la Commission mixte franco-camerounaise s'inscrit à son tour dans la politique mémorielle du président français Emmanuel Macron, au coeur de la "nouvelle" relation qu'il prône avec l'Afrique.
L'historienne française Karine Ramondy et l'artiste camerounais Blick Bassy ont officiellement lancé vendredi à Yaoundé les travaux de cette commission sur "le rôle de la France au Cameroun dans la lutte contre les mouvements indépendantistes et d'opposition entre 1945 et 1971", qui avait été annoncée par M. Macron lors d'une visite à Yaoundé en juillet dernier.
Composée d'un volet scientifique -une équipe de quinze historiens des deux pays dirigée par Mme Ramondy- et d'un volet artistique dirigé par M. Bassy, la commission devra rendre ses travaux fin 2024.
La décolonisation du Cameroun et la répression sanglante menée par la France, qualifiée de "guerre" par certains chercheurs, "a très peu de visibilité, notamment en France, où elle n'est pas enseignée dans les programmes scolaires, contrairement à la guerre d'Algérie", a souligné Mme Ramondy auprès de l'AFP.
"Ce sera l'un des enjeux de la commission, rendre visible" ce pan d'histoire, a-t-elle ajouté, tout en saluant les travaux de référence sur le sujet, dont le livre "Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971", paru en 2011.
Dans cet ouvrage, les chercheurs français Thomas Deltombe, Manuel Domergue, et camerounais Jacob Tatsitsa décrivent la "chape de plomb" pesant depuis des décennies sur cette époque, et la "guerre contre-révolutionnaire" mise en oeuvre par la France au Cameroun, qui a fait des dizaines de milliers de morts.
Outre l'accès aux archives, promis par Paris, la commission se penchera sur la France "au sens large: pouvoir civil, militaire, économique, colons", a expliqué Mme Ramondy.
Au Cameroun, Blick Bassy s'occupera de récolter les témoignages oraux. "Je ne vais pas travailler avec les historiens, mais plutôt avec les associations et les gens sur le terrain", a-t-il expliqué lors de la conférence de presse, insistant sur l'"aspect inédit de ce volet patrimonial et culture".
Terrain miné
Après la défaite de l'Allemagne en 1918, la Société des Nations (SDN, ancêtre de l'ONU) avait confié la majeure partie de la colonie allemande du Kamerun à la tutelle de la France et le reste - la partie occidentale bordant le Nigeria - à la Grande-Bretagne.
Avant l'indépendance du pays en 1960, les autorités françaises ont réprimé dans le sang les "maquis" de l'UPC (Union des populations du Cameroun), un parti nationaliste engagé dans la lutte armée.
Plusieurs dizaines de milliers de militants pro-UPC, dont le leader indépendantiste Ruben Um Nyobè, ont été massacrés d'abord par l'armée française, puis après l'indépendance par l'armée camerounaise du régime d'Ahmadou Ahidjo.
Le travail de mémoire de la Commission s'annonce d'ores et déjà compliqué.
Le professeur Daniel Abwa, président de la Société camerounaise d'Histoire, s'indigne ainsi depuis plusieurs jours de la nomination de M. Bassy. "On ne peut pas avoir d'un côté une historienne et de l'autre un chanteur, c'est vraiment insultant", dit-il à l'AFP.
"Blick Bassy est jeune et certainement plus libre que tous ses pourfendeurs", rétorque Jacques Deboheur Koukam, responsable des éditions L'Harmattan Cameroun à Yaoundé, qui ont publié de nombreux livres sur la colonisation au Cameroun.
Au-delà des questions personnelles, "qu'attend-on de cette démarche ? Porter plainte, réparer?", s'interroge M. Koukam, regrettant que la Commission ne soit pas dotée "d'objectifs plus clairs".
Jean Koufan Menkene, historien camerounais et membre de la commission, s'interroge pour sa part sur la relation du Cameroun à sa propre histoire. "Malgré le discours officiel convenu, notre pays n'a pas pu se réconcilier lui-même avec sa propre histoire", écrit-il.
D'autres voix s'interrogent sur la possibilité de mener un travail apaisé dans un pays dirigé par une main de fer depuis près de 40 ans par le président Paul Biya, et miné par un conflit meurtrier avec les régions peuplées par la minorité anglophone.
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