Sénégal
Junior est un jeune sénégalais qui vit avec un secret. La vérité, c'est que Junior est gay. Comme tous les autres gays de Dakar, il a peur non seulement d'être rejeté, mais aussi d'être persécuté, voire emprisonné. Écoutez le témoignage poignant d'un homme qui ne peut ni dévoiler ni vivre sa sexualité au grand jour à cause des diktats d'une société qui peine à accepter l'homosexualité.
Nous partageons avec vous le secret de Junior dans “Dans la tête des Hommes“, une série originale d’Euronews en collaboration avec Africanews qui vise à promouvoir une discussion transfrontière sur les rôles de genre, du point de vue de cinq pays africains (Burundi, Sénégal, Lesotho, Guinée et Libéria) et un débat mondial sur une masculinité épanouie et respectueuse de tous. Les 4 journalistes à l’origine du projet travaillent avec un réseau de correspondants locaux dans les pays couverts par le projet, ainsi que des journalistes d’Africanews.
Dans cet épisode, la journaliste Marta Moreiras explore le phénomène des "góor-jigéen" une expression qui au fil des siècles a pris une connotation négative au point de désigner ceux appartenant à la communauté gay sénégalaise dont fait secrètement parti Junior.
Les "Góor-jigéens" se déplaçaient librement dans les rues de Dakar et d'autres villes, habillés en femmes. Il y a quelques décennies, certains hommes sénégalais s'identifient ouvertement comme n'étant ni hommes ni femmes, mais comme un genre alternatif - les "Góor-jigéen" ou "hommes-femmes".
Aujourd'hui, Dakar est le centre de l'oppression homosexuelle en Afrique de l'Ouest, car elle est considérée comme non africaine. C'est l'histoire des racines coloniales de l'homophobie au Sénégal.
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Script complet de l’épisode :
Le Góor-jigéen au Sénégal : le passé
EPISODE 6
Arwa Barkallah : Nous voici en fin d'après-midi sur une plage de Dakar ou un match de lutte sénégalaise a lieu.
Lorsque le combat commence, les compétiteurs se penchent en avant, jaugent leur adversaire. L’un face à l'autre, ils ne se quittent pas du regard. Ils s’attrapent par le bras, recommence avec plus ou moins de délicatesse. Ils s'évitent mais gardent cette proximité jusqu'à attraper fermement le cou de l’autre. Et le combat commence vraiment, leurs poings frappent tantôt la poitrine, leur abdomen, le menton. ils sont désormais front contre front. Le but est de faire tomber l’adversaire de sorte qu’il touche deux de ses membres à terre.
C’est un spectacle, une image, une certaine idée d’un modèle de masculinité au Sénégal.
Les lutteurs sénégalais ont connu une popularité en 1914, dans une de ses études, le sociologue Djibril Seck explique qu’il s'agit pour beaucoup de Sénégalais de se réapproprier leur africanité, un amour propre blessé par la colonisation.
Car durant la colonisation, l’image du corps noir a été infantilisé, objectifié, diminué. Mais dans les arènes, il s’agit de se réapproprier son corps, son image de conquérant et de fier guerrier. Fort et tout en muscle.C’est ainsi en tout cas qu'ils sont décrits en 1963 par Paulin Soumanou Vieyra.
Bienvenue dans votre podcast d’Euronews, “Dans la Tête des hommes", dans la deuxième partie de notre reportage sur les goor-jigeen ou l'homophobie au Sénégal.
Durant la première partie, nous avons fait la rencontre de Junior, un jeune homme de 24 ans qui vit dans le secret. L’homosexualité est un tabou dans la société sénégalaise.
En tant que jeune homme gay, il vit avec la peur de se faire appeler un goor-jigeen, une expression insultante pour désigner les hommes gays.
Mais cette expression devenue une insulte était autrefois un statut social respectable qui faisait société.
Junior : Goor-jigeen auparavant, ce n'était pas ça la conception, parce que les gens avaient, il y avait des hommes qui s'habillent comme des femmes, qui parlaient comme des femmes d'après les recherches que j'y eu à faire.
Arwa Barkallah : Mais qu’est-ce qui a changé exactement ? D'où vient ce changement de valeur?
Michael Davidson : En 1949, Dakar était déjà une ville réputée “gay-friendly” en Afrique de l’Ouest, où l’homosexualité était acceptée. Neuf ans plus tard, lorsque j’y suis retourné, les Français étaient partis et la ville était plus gay que jamais... Pour une raison qui m’échappe, dans les livres d’histoire et d’ethnographie, on évoquait la réputation de la cette région ouverte aux pratiques homosexuelles, et Dakar ne déméritait pas, loin de là.
Arwa Barkallah : Voici un extrait du carnet de voyage du journaliste anglais Michael Davidson qu’il a publié en 1970 et qui relate son itinéraire entre 1949 et 1958.
Il ne fut pas le seul à constater que les Dakarois faisaient preuves d’un accueil particulièrement chaleureux avec les diversités de genre.
Babacar Mbaye, Professeur d’Etudes Panafricaines de l'université du Kent: Quand j'ai grandissais (sic). Bon, j’en voyais. J'en voyais dans les sabars. Les sabars étaient les cérémonies de danse qui existaient au Sénégal et qui existent toujours là. Mais quand on les voyait dans les sabars, on en voyait dans les baptêmes. Pas tout le temps, mais parfois. Mais on avait un certain respect envers ces individus là.
Arwa Barkallah : Voyons ce que dit également, Geoffrey Gorer, un anthropologue qui écrivait en 1935:
Geoffrey Gorer : En wolof, on les appelle les Goor-jigeen, des hommes-femmes et font de leur mieux pour mériter ce qualificatif par leur attitude féminine et maniérée, leur habits d’apparats, leur maquillage, leur coiffure de femmes. Ils sont socialement bien intégrés. Au contraire, la société les loue pour leur sens de la tradition et car ce sont les meilleurs danseurs.
Arwa Barkallah : À cette époque, les Góor-jigéen font donc partie de la société, la culture sénégalaise leur avait fait une place à part entière dans les communautés, pour célébrer baptêmes et mariages. Ils accompagnent les femmes de premier rang et ont une influence dans la vie politique. Mais ce lointain souvenir est toujours aussi vif pour beaucoup de personnes. C’est le cas du Professeur Mbaye:
Babacar Mbaye : Il n'y avait pas d' insultes. Il n'y avait pas de ça, donc il n'y avait même pas d'accent. Il n'y avait pas d'accent sur ces individus là. On les voyait et on ne disait rien. Tu vois. Mais maintenant, quand on regarde la télé, quand on lit les journaux, quand on lit les blogs. Ce qu'on voit, c'est des insultes et des injures contre ces individus.
Arwa Barkallah : A l’instar des Goor-jigeen, en Europe, de nombreuses personnes se revendiquent ni femme, ni homme.
Des exemples à travers l’histoire nous montrent qu’ils ont toujours existé, c’est le cas des Femminelli, qui tout comme les goorjigeen tenait un rôle social bien défini durant les fêtes et cérémonies, en Italie, a Naples, au XIX siecle.
De nos jours, en Albanie, il existe ce que l’on appelle des “Vierges sous serment”, des femmes qui ont choisi de vivre comme des hommes, dans une société patriarcale. Un statut qui les oblige à rester vierge toute leur vie et de vivre en tant que gagne-pain de la famille.
Dans le cas du Sénégal, le terme Góor-jigéen est associé a un être non-binaire, sinon “gender-fluid”, il s’agit donc de ce qu’on appelle “Gender Fluid”, à une insulte, un terme péjoratif uniquement a l’encontre des personnes gays.
Aujourd'hui, cette nuance est perdue, comme l'explique ici le chercheur français Christophe Broqua, du Centre National de la Recherche Scientifique :
Christophe Broqua : c'est à dire qu'on considérait qu'il s'agissait d'hommes présentant des attributs féminins. Mais l'expression ne disait rien de ce qu'était leur sexualité.
Cheikh Niang est professeur d’anthropologie médicale et sociale à l'université Cheikh Anta Diop de Dakar.
Cheikh Niang : Ils ont repris les lois coloniales. Et dans les lois coloniales, vous avez toutes ces dispositions homophobes. Les dispositions que vous retrouvez dans les textes et en Afrique n'ont pas été inventées par les Africains. C'est venu à la suite de l'introduction de ces mêmes lois. On a juste fait du copier-coller. On a prolongé des lois qui existaient pendant la colonisation.
Arwa Barkallah : La colonisation a provoqué un effacement des diversités de genres et une réécriture complète de ce qui fait société et de ce qui ne fait pas société.
Nous nous retrouvons ici avec un angle mort.
De nos jours à Dakar, dans les rues, impossible de trouver ces êtres genderfluid dans la foule, a priori. La moindre suspicion peut monter en épingle et devenir une affaire nationale.
En témoigne cette anecdote, celle d’un chanteur à succès, Waly Seck, pris en photo avec un sac à main dans la rue en 2018.
Christophe Broqua : La figure d'un artiste connu au Sénégal, Waly Seck, qui avait porté dans un clip et sur des photos un sac à main considéré comme trop féminin et qui a été extrêmement stigmatisé pour cela, a même dû le détruire publiquement lors d'un concert pour en finir avec la controverse suscitée.
Arwa Barkallah : Une polémique qui a tourné à l’incident politique. Ecoutez plutôt la réaction de la foule et du commentateur.
Waly Seck déclare dans une interview accordée à TV5 Monde que la mise en scène lui a été suggérée par son marabout, et qu’il l’a fait par amour pour son pays. Les marabouts ou conseillers spirituels tiennent un rôle politique fondamental dans le conservatisme au Sénégal.
Les garçons et Guillaume, à table ! (Guillaume Gallienne, 2013)
Guillaume : Je n’arrive pas. C'est-à-dire être obligé d’avoir les jambes écartées tout le temps et marcher comme si j’en avais des couilles de taureau, je n’arrive pas. C'est hyper difficile d'être viril ! Non ?
Arwa Barkallah : Le Sénégal n'est pas le seul pays à avoir des insultes contre ceux qui ne répondent pas aux normes de genre :
Femminuccia. Maschiaccio.
Nenaza. Marimacho
тюфяк. Бой-баба
Sissy. Tomboy
Arwa Barkallah : Tapette, fiotte, goudou. Au Sénégal, c'est Goor-jigeen.
Un mot que Junior a entendu à plusieurs reprises. Mais au fond, ça ne le touche pas.
Junior : Oui, être gay masculin, c'est possible.
Pour Junior, sa sexualité ne remet pas en cause sa masculinité, ni n’influe sur ses goûts vestimentaires ou sa façon d'être comme pourraient le croire certaines personnes homophobes. Il reste fier.
Junior : J'ai toujours vécu ma masculinité, comme tous les jours, parce que je jouais avec mes amis. Je faisais tout ce que tout le monde faisait, il n'y avait pas de différences. Est ce que parfois, tu peux rester à te poser des questions quand tu as tendance à écouter la radio ou bien la télé, ou même entendre des gens parler. Tu peux te poser des questions, mais c'est juste pour quelques minutes. Après, ça passe. Tu passes à autre chose parce que c’est ta vie, ça n'engage que toi.
CRÉDITS:
Cet épisode a été ponctué des chansons de Sahad Sarr, artiste et compositeur engagé dans le développement des populations rurales, ses autres œuvres sont disponibles sur sahadpatchwork.com.
Nous avons également utilisé un extrait du film Lamb La lutte sénégalaise, du réalisateur sénégalo béninois Paulin Soumanou Vieyra. Vous pouvez vous procurer ce film sur www.psv-films.fr.
Ce reportage est réalisé par Marta Moreiras à Dakar. Marta Rodriguez Martinez, Naira Davlashyan et Lillo Montalto Monella et moi-même produisons cet épisode depuis Lyon, en France. Lory Martinez est à Paris et Clizia Sala à Londres au Royaume-Uni.
Design et production des Studio Ochenta. Le thème musical est de Gabriel Dalmasso.
Un remerciement particulier à Natalia Oelsner pour la programmation musicale de cet épisode. Rédacteur en chef Yasir Khan.
Pour plus d’informations rendez-vous sur Euronews.com/danslatetedeshommes, suivez-nous sur Twitter, @euronewsfr et euronews_french sur Intagram.
Vous pouvez nous faire part de votre expérience et de votre vision de ce que c’est que d'être un homme aujourd’hui en utilisant le hashtag #DansLaTeteDesHommes.
Ce programme a été rendu possible grâce au concours de la Fondation Bill et Melinda Gates et le Centre européen de journalisme, le ECJ, via le Fonds européen pour le développement du journalisme.
Ce podcast est disponible en anglais et s'appelle Cry Like a Boy.
Ce programme est financé par le European Journalism Centre, dans le cadre du programme European Development Journalism Grants, avec le soutien de la Fondation Bill and Melinda Gates.
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