Lesotho
“La notion de salaire est, selon moi, venue détruire quelque chose qui était établi. L'argent dicte de nouvelles normes sociales, de nouvelles hiérarchies et tout le monde court après et veut s'en procurer par tous les moyens. L'essentiel devient alors d'en posséder pour pouvoir exister socialement.”
Pour les mineurs lesothans qui travaillent dans les mines ainsi que pour les femmes de chambres en France, la notion de salaire n’est plus individuelle. Il s’agit pour tous ces travailleurs de s’enrichir pour ensuite procéder à une redistribution de leurs biens. Ils sont sollicités économiquement et subissent des pressions qui les poussent à accepter l’impossible.
Aujourd’hui, l’argent étant maître de tous les problèmes sociaux, l’aîné d’une famille peut très vite perdre son rang hiérarchique au sein de cette dernière. Pour sauver son honneur, le premier-né, surtout s’il s’agit d’un homme, remuera alors ciel et terre.
Dans cet épisode de Dans La Tête Des Hommes, inspiré par les podcasts précédents retraçant l'histoire des Zama Zama, ces mineurs clandestins lesothans, nous abordons, avec deux sociologues, un Gabonais et une Française, les limites de la pénibilité et la pression économique au travail.
Nous évoquons avec eux la pression économique et sociale qui pèse sur les épaules des travailleurs pauvres, mais aussi des chômeurs, contraints d'aider financièrement leur famille, leur clan et également leur communauté.
EPISODE 12 : Banna Ba Mamaenara au Lesotho - Travailleurs pauvres
Arwa Barkallah : Bonjour et bienvenue dans ce nouveau podcast de Dans la tête des hommes. Le genre et l'espace dans la division du travail au travers de différents secteurs d'activité ; le sacrifice familial auquel il faut parfois consentir pour subvenir aux besoins de son foyer, sont les thèmes que nous abordons dans cet épisode.
Dans la tête des hommes est un podcast original de relayeuses qui interrogent les masculinités. La première partie de ce débat est disponible sur la playlist consacrée à ce programme.
Pour nourrir leur famille restée au pays, les Zama Zama, mineurs d'or illégaux, sont contraints de travailler dans les mines clandestines en Afrique du Sud.
Nous poursuivons le débat avec Jean-Emery Etoughe-Efe, sociologue et essayiste au Centre national de la recherche scientifique et technologique du Gabon à Libreville et Tiziri Kandi, sociologue française, également coordinatrice de la grève des femmes de chambre de hôtel Ibis Batignolles, près de Paris.
Des groupes de parole se créent pour que les Zama Zama puissent parler des souffrances qu'ils endurent et du vif sentiment d'insécurité et de peur qui les assaille à chaque descente dans la mine.
Arwa Barkallah : Tiziri Kandi, durant la lutte, les femmes ont-elles davantage partagé leurs expériences et comment ce combat a-t-il forgé leur capacité d'écoute et leur sens de la solidarité ?
Tiziri Kandi : Quand on parle de la lutte des femmes de chambre, je pense qu'il est important de distinguer deux étapes principales. La première, c'est forcément la période un peu de ras-le-bol, cette période où l'on commence à se sentir usée par le travail ; à voir que le salaire est différent tous les mois et qu'on ne comprend pas pourquoi.
Et très souvent, de ce que j'ai pu constater, dans ce type de situation, il y a une espèce de colère qui commence déjà un peu à gronder. Les femmes de chambre parlent entre elles et éventuellement avec leur gouvernante. Il existe aussi un autre type de rapports avec les gouvernements, en fait, parce que les gouvernements sont, selon eux, les chefs des femmes de chambre, que la gouvernante soit proche d'elles ou pas. Cela va éventuellement accélérer une mobilisation.
Il y a toute une situation où, effectivement, les femmes de chambre, très souvent, prennent sur elles pendant des années et des années. Et il y a certains éléments déclencheurs qui peuvent effectivement pousser ensuite les salariés à se rebeller. On parle des grèves menées en fait avec le soutien des syndicats.
Il y a aussi des grèves qui sont menées sans syndicat. Les salariés vont simplement se retrouver, se révolter et faire deux jours, trois ou quatre jours de grève, sans structure pour les encadrer... Et même souvent, leurs revendications peuvent ne pas être vraiment structurées, etc. Il peut y avoir une espèce de mouvement spontané et qui est réellement la simple expression d'un ras-le-bol.
Dans le cas d'établissements où on a effectivement des salariés qui sont syndiqués à la CGT-HPE, un jour, par exemple, il va y avoir d'un coup des mutations de plusieurs salariés sur un autre site. Cela va être l'élément déclencheur de la mobilisation.
Il peut y avoir, par exemple, la mise à pied d'une collègue qui est là depuis 15 ans et qui est, entre guillemets, un peu la porteuse des revendications des salariés.
Ces dernières années, très sincèrement, l'élément déclencheur, en tout cas, que j'ai pu observer dans les hôtels où nous intervenons, c'est effectivement des mutations arbitraires. Parce que, très souvent, effectivement, les employeurs mutent des salariés d'un site vers un autre sans aucune raison. Les salariés sont un peu une grande famille. Ils se connaissent même quand ils ne travaillent pas forcément dans les mêmes hôtels - ils se connaissent et ils se passent le mot. Par exemple, pour reprendre la grève de l'Ibis des Batignolles, c'est une combinaison de deux choses : à la fois d'un ras-le-bol des cadences infernales de plus de trois chambres et demie à l'heure, et des mutations arbitraires, parce qu'il se trouve que 13 salariés sur les 40 ont été déclarés comme étant partiellement inaptes par la médecine du travail ; beaucoup ont eu des problèmes de santé, des tendinites, des interventions chirurgicales au niveau des épaules, etc. Et plutôt que d'alléger ou revoir leurs conditions de travail, de diminuer les cadences, l'employeur a décidé de les muter.
Les salariés ne sont pas dupes. Ils savent très bien que l'étape suivante sera le licenciement. Et donc, effectivement, c'est ce qui a précipité la mobilisation en pleine période estivale.
Les gouvernantes vont être plus du côté des salariés. C'était en tout cas le cas ces dix dernières années, parce que très souvent, la gouvernante, elle-même, était femme de chambre. Elle a évolué, mais sait qu'elle a vécu la même expérience que les femmes de chambre. Les conditions de travail de ces dernières sont lamentables. A l'hôtel Ibis des Batignolles, on parle par exemple de gouvernantes qui doivent contrôler plus de 140 chambres par jour.
Arwa Barkallah : Jean-Emery Ethoughe-Efe, vous qui avez étudié le cas des bars populaires de Libreville, pour citer l'une de vos études, comment les regards se croisent-ils entre les travailleurs et les chômeurs ? La pression d'être un homme se voit-elle encore plus dans ces endroits ?
Jean-Emery Ethoughe-Efe : Il s'agit de lieux de sociabilité établis. On vient dans les bars parce que c'est d'abord un lieu de rencontre, une façon de s'évader de chez soi, de faire retomber la pression. C'est une façon de reprendre son souffle après une journée de travail. Mais il s'agit aussi de lieux de rencontres. Maintenant, c'est le genre masculin. Il n'y a pas beaucoup de femmes dans les bars. Chenonceau, le serveur et la servante. Les tenanciers et les serveurs. Mais les consommateurs sont majoritairement des hommes.
Donc, là, il y a aussi un rapport des genres qu'il faut étudier. C'est là aussi où se construisent des relations. Que l'on soit chômeur ou travailleur, on est avant tout consommateur. C'est ensuite dans les discussions que chacun décline son identité professionnelle et que peut éventuellement surgir une offre d'emploi sur un chantier. On se découvre, et chacun se décline en fonction d'une identité. Et c'est sur la base de ces identités, effectivement, qu'on crée des réseaux. Ce sont ces réseaux-là qui participent à une embauche, une amitié, etc. Mais encore une fois, on vient au bar d'abord en tant qu'individu pour se relaxer.
Arwa Barkallah : Dans le documentaire audio, il y avait aussi cette partie qui abordait le fait qu'en tant que chômeur, on est une charge pour la famille. On n'est pas grand-chose. Et vraiment, cela se constate du Gabon jusqu'au Sénégal, en passant par le Kenya. Est-ce que cette pression sociale et culturelle pèse aussi très lourdement sur les épaules des hommes chez nous ?
Jean-Emery Ethoughe-Efe : En fait, un homme ne doit pas être chômeur. Il ne doit pas être chômeur, tout simplement parce que, comme je l'ai dit précédemment, c'est lui qui porte la famille, presque le clan, la communauté.
Donc, il n'y a pas de raison qu'il soit chômeur parce qu'un chômeur doit aussi subvenir aux besoins de sa famille et de sa communauté. Je parle de travailleurs pauvres. Pourquoi ? Parce que dans ma réflexion, je me dis que le salaire, c'est quelque chose d'individuel. Or, il s'avère que celui qui travaille déjà s'appauvrit, car il doit distribuer son argent.
Il doit composer avec les charges liées au logement, à la famille, à la communauté. Avec les deuils, les mariages, etc. Il est souvent sollicité. Et comme il ne peut pas dire non, parce que dire non, peut être, c'est se renier en tant que membre d'une communauté, en tant que membre d'une famille, il est obligé de s'y plier. Mais en se pliant, on s'appauvrit, parce qu'après, on n'a plus rien pour vivre, on survit, on entre dans un cycle d'endettement qui nous tire vers la pauvreté. C'est ce que j'appelle les travailleurs pauvres.
Donc, du coup, être chômeur est difficile et mal assumé, voire mal vu. Celui qui a de l'argent est vu comme celui qui a de la valeur. Le droit d'aînesse perd de sa valeur, car l'argent règle les problèmes sociaux.
Dans ce cadre-là, il est normal, quand on est chômeur, que cette situation soit difficile à supporter.
La famille est, de mon point de vue, quelque chose de sacré. Nous sommes des travailleurs autonomes, nous sommes des êtres sociaux attachés à notre culture et à nos traditions. Ce sont de ces choses qui ne nous quittent pas.
La notion de salaire est, selon moi, venue détruire quelque chose qui était établi. L'argent dicte de nouvelles normes sociales, de nouvelles hiérarchies, et tout le monde court après et veut s'en procurer par tous les moyens. L'essentiel devient alors d'en posséder pour pouvoir exister socialement.
Donc, vous voyez bien qu'il est difficile d'être chômeur dans ces conditions. Et la situation actuelle renforce un peu cette situation. On se trouve dans des situations complexes où, effectivement, on sent la pauvreté et la misère gagner du terrain. Tout le monde est sous pression. Pour peu que vous ayez un emploi et un salaire, tout le monde vous tombe dessus pour en profiter un minimum, pour gagner quelque chose, pour manger, pour vivre.
Cela devient complexe et compliqué. Mais c'est aussi la pression de l'environnement qui fait en sorte que la famille a ses valeurs chez nous. Bien que nous soyons citadins, nous n'arrivons pas à nous détacher de cet élan-là, de cette manière de vivre. Nous sommes obligés de supporter la misère et de faire ce que l'on peut avec le moins que nous possédons.
Arwa Barkallah : En Afrique subsaharienne, on retrouve de plus en plus de femmes dans le secteur tertiaire. Une forme de pression s'exerce-t-elle aussi sur elles par un effet domino?
Jean-Emery Ethoughe-Efe : Elles ont de la chance, car le secteur tertiaire est un secteur où il y a des qualifications. Elles trouvent des poches d'emplois dans lesquelles elles peuvent exercer. Au niveau du secteur tertiaire, je pense qu'il n'y a pas de différences de genre. Tout le monde a accès à l'emploi à partir du moment où l'on possède un minimum de qualifications. Le problème se pose plutôt pour les gens qui n'en ont pas ou peu. A ce moment-là, ça devient vraiment compliqué.
Tiziri Kandi : Je suis entièrement d'accord avec ce que dit mon collègue, notamment sur cette question de la précarité. En réalité, nous nous trouvons dans des secteurs de création de travailleurs pauvres.
On est très, très loin, en tout cas, de l'image que l'on avait avant du salarié de l'industrie qui, effectivement, était le chef de la maison, travaillait et dont le salaire arrivait à subvenir aux besoins de la petite famille nucléaire et à se projeter dans la construction d'un pavillon, etc.
On est effectivement de plus en plus face à des salariés qui sont déjà dans la précarité. Ils entrent donc sur le marché de l'emploi en tant que précaires, et ils le restent. Il y a toute une structure qui entretient cela. Il existe de très nombreux exemples.
Mes collègues et moi, qui sommes dans un suivi à la fois des sections syndicales, mais aussi des salariés individuellement, le constatons quotidiennement, ne serait-ce qu'à la lecture des bulletins de paie de ces salariés-là. Je ne peux même pas vous énumérer le nombre de cas de salariés qui, effectivement, ont un salaire de 600, 700, 800 euros mais qui ont déjà pris un acompte de 500, 400 ou 200 euros. C'est tous les mois pareil.
Dans le cas de l'Ibis des Batignolles, c'est vraiment la première fois que j'ai été si choquée. C'est carrément l'employeur qui met en place une convention de prêt avec le salarié, avec un taux d'intérêt de 20 %. C'est quand même hallucinant. Là, on n'est pas simplement dans la configuration d'un salarié qui va demander à son employeur de lui donner une avance de 400 ou 500 euros pour pallier des besoins ponctuels. Non, là, on est carrément face à un patron qui met en place une convention avec le salarié, avec un taux d'intérêt et un calendrier de remboursement. C'est juste atroce.
Arwa Barkallah : Merci beaucoup Jean-Emery Ethoughe-Efe et Tiziri Kandi pour votre participation. Je rappelle que vous êtes tous les deux sociologues. Jean-Emery Ethoughe-Efe, vous êtes chercheur au Centre national de la recherche scientifique et technologique et basé au Gabon. Tiziri Kandi, vous êtes sociologue en France et vous suivez le combat des femmes de chambre de l'hôtel Ibis Batignolles qui sont en grève depuis un peu plus de 18 mois.
Arwa Barkallah, Lillo Montalto Monella, Marta Rodriguez Martinez, Naira Davlashyan, Mame Peya Diaw ont préparé cette émission depuis Lyon, France.
Lory Martinez à Paris, France.
Clizia Sala à Londres, Royaume-Uni.
Production et conception : Studio Ochenta.
Thème : Gabriel Dalmasso.
Redaction en chef : Yasir Khan.
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