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Pourquoi la Tunisie est devenue une terre hostile pour migrants subsahariens ?

Lauriane Noelle Vofo Kana pour Africanews   -  
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Dans cette interview spéciale sur Africanews, Ahlam Chemlali, doctorante et spécialiste des questions migratoires à l'Institut danois d'études internationales (DIIS), est notre invitée.

Les tensions autour de la question migratoire restent vives sur le pourtour méditerranéen. La Tunisie est aujourd’hui la passerelle principale vers l'Italie, porte d'entrée vers l'Europe. Ce nouvel état de fait a favorisé la signature de différents accords migratoires. Les accusations de mauvais traitements aux mains des forces de sécurité tunisiennes se sont également multipliées. Le 23 juillet, la première ministre italienne, Giorgia Meloni, a accueilli des dirigeants de pays de la Méditerranée pour une conférence sur la migration et le développement, ouvrant la voie à un fonds de donateurs.

Les accords et paquets financiers de l'Union Européenne pour la gestion des flux migratoires en Libye ou en Tunisie semblent avoir échoué à modifier les dynamiques actuelles. Quels effets ont-ils réellement produits ?

Ahlam Chemlali : Les institutions européennes et les États membres ont débloqué des millions d'euros pour former, équiper et conseiller les forces de sécurité tunisiennes et pour militariser les frontières tunisiennes. Mais nous remarquons que cela n'a pas freiné la migration. Au contraire, cela n'a fait que renforcer l'appareil sécuritaire et accéléré les craintes de voir la Tunisie redevenir un État policier.

Lorsque l’on parle de migrants en Tunisie, de qui parle-t-on ?

Ahlam Chemlali :Il est difficile d'obtenir des chiffres exacts en Tunisie. Cependant, le nombre de ressortissants Africains, en excluant ceux provenant de pays du Maghbre, ne cesse d'augmenter depuis 2014. Leur nombre est passé de 7.000 à plus de 20.000 personnes aujourd'hui. De nombreuses organisations qui travaillent dans le domaine de la migration situent ces chiffres entre 20 000 et 50 000 migrants originaires d'Afrique subsaharienne. Le groupe le plus important en termes de démographie est celui des Ivoiriens. Ils représentent un tiers du total, suivis par la Guinée et le Mali. Bon nombre de ces pays ont en fait conclu des accords d'exemption de visa avec la Tunisie, ce qui signifie essentiellement que la grande majorité des migrants résidant en Tunisie sont arrivés légalement, par le biais de ces accords. Par ailleurs, des milliers d'étudiants sont inscrits dans les universités tunisiennes. Enfin, il y a bien sûr les réfugiés et les demandeurs d'asile. Actuellement, l’agence des Nations Unies pour les réfugiés estime le nombre de demandeurs d'asile et de réfugiés enregistrés à environ 9 000 personnes. Mais bien entendu, il y en a beaucoup qui ne sont pas enregistrés. Les chiffres pourraient donc être bien plus élevés.

Qu'en est-il de ceux qui se retrouvent bloqués après avoir été empêchés de traverser la Méditerranée ?

Ahlam Chemlali : Essentiellement, ce qui se passe, c'est qu'en raison de l'absence d'une politique et d'un cadre migratoire tunisiens, de nombreux migrants sont livrés à eux-mêmes face à ce vide juridique, ce qui signifie essentiellement qu'ils n'ont pas accès à la protection ou qu'ils n'obtiennent pas de statut légal, et donc qu'ils sont pratiquement livrés à eux-mêmes pour se débrouiller, et ce, dans la marginalisation et dans la précarité. C'est pourquoi, comme nous le voyons aujourd'hui, les chiffres augmentent, ils essaient de retraverser la frontière parce qu'il n'y a plus rien en Tunisie qui leur permette d'assurer leur subsistance ou leur protection.

Quelles sont les conséquences de l'absence de législation en matière de migration et d'asile ?

Ahlam Chemlali : Les migrants ne peuvent pas accéder au marché du travail de manière officielle. Ils sont incapables de régulariser leur statut et sont contraints de vivre dans cette sorte de vide juridique où ils sont bloqués en marge de la société. Et c'est vraiment le problème actuellement.

Ce que nous avons aussi constaté avec la [situation] à Sfax, c'est que cet état de fait crée des tensions entre les populations locales et les migrants qui sont essentiellement livrés à eux-mêmes. Ainsi, même si beaucoup, comme je l'ai mentionné, arrivent de manière légale et avec l'intention de rester en Tunisie comme destination finale, ces structures, l'inégalité et la politique de non-migration, dans un sens, poussent les gens à poursuivre leur voyage, par exemple, en traversant la Méditerranée, ce qui, pour beaucoup, au départ, n'était pas le plan initial. Mais encore une fois, en raison de l'absence de mécanismes de protection dans le pays et d'opportunités, les gens se sentent poussés à continuer et à quitter la Tunisie.

La Tunisie est signataire d'une série de chartes telles que la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples. Ce texte stipule, entre autres, que tout individu a "le droit de circuler librement et de résider dans un pays sous réserve de se conformer aux règles édictées par la loi". La Tunisie ne devrait-elle pas alors disposer d'un cadre légal en matière de migration ?

Ahlam Chemlali : Eh bien, oui, elle devrait certainement le faire ! Dans le cadre de la récente transition de la Tunisie d'un régime dictatorial à un régime démocratique, le pays a ratifié une série d'instruments et de cadres relatifs aux droits de l'homme. Il a notamment ratifié la Convention de Genève et le statut des réfugiés.

Mais comme la Tunisie ne dispose pas de cadre national sur la migration ou l'asile, la mise en œuvre reste incomplète. Il y a donc cette faille dans la loi qui fait que, sans aucune perspective de mise en œuvre de la migration ou de possibilités de régularisation, pour les milliers de personnes qui y résident, par exemple, il est presque impossible d'obtenir ce que l'on appelle une "carte de séjour", c'est-à-dire un permis de résidence dans le pays.

C'est pourquoi tant de personnes sont livrées à elles-mêmes dans cette informalité, incapables de participer à la société tunisienne malgré elles. C'est là tout le paradoxe d'un pays qui a signé toutes ces conventions, mais qui n'en a mis aucune en œuvre.

Puisque nous parlons de migration via la route méditerranéenne, existe-t-il un pays africain géographiquement proche de l'Europe qui dispose d'un cadre local efficace en matière de migration ?

Ahlam Chemlali : Le Maroc est un exemple de pays qui a mis en œuvre des politiques et qui dispose d'une sorte de mécanisme d'intégration lui permettant de régulariser [la situation] les milliers [de migrants présents sur son sol]. Mais nous voyons encore, malgré cette "politique [dite] de migration humanitaire", qu'à certaines périodes des expulsions forcées et des déportations forcées vers le désert ont lieu. Ainsi, bien qu'il existe des politiques dans le cas du Maroc, il y a toujours des pratiques illégales qui vont à l'encontre des migrants dans le pays.

Pourquoi les expulsions forcées de migrants à Sfax, ont-elles été considérées comme un tournant dans la manière dont la Tunisie traite les questions migratoires, alors que le discours du président Kais Saied était très inquiétant...?

Ahlam Chemlali : Je pense qu'il s'agit d'un tournant dans le sens où nous avons assisté à un nouveau niveau de brutalité et d'impunité du côté tunisien.  L'arrière-plan a également son importance. Tout ceci s'est produit alors que l'UE négociait avec la Tunisie.

J'apprécie que vous mentionniez que ce n'est pas nouveau dans un sens, parce que -je voudrais souligner que - ce dont nous avons été témoins à Sfax n'est à bien des égards que le dernier épisode d'une série d'événements qui couvaient dans le pays en raison de l'absence d'une politique migratoire officielle, comme je l'ai mentionné. La situation est aussi intrinsèquement liées à des années de pression de l'UE pour contenir les personnes sur le territoire tunisien et faire pression sur la Tunisie pour qu'elle ait des milliers de migrants bloqués et échoués là sans aucune infrastructure ou assistance humanitaire.

C'est donc le résultat de la convergence de ces tensions et du racisme anti-noir sous-jacent dans la société tunisienne. Bien sûr, la crise très profonde à laquelle le pays est confronté, avec une économie qui s'effondre, des pénuries alimentaires post-pandémiques et l'inflation, et aussi un président de plus en plus autoritaire et imprévisible; tout cela s'est réellement conjugué et a créé une situation explosive que nous avons vue à Sfax. Et maintenant, nous sommes également témoins des conséquences horribles de cette situation, car des rapports font état d'hommes, de femmes et d'enfants retrouvés morts dans le désert où les gens ont été transportés et expulsés vers la partie libyenne. Ils meurent de chaleur et de soif, sans eau ni nourriture.

J'aimerais que nous discutions plus précisément des répercussions du  discours tristement célèbre du président Kaies Saied. En février dernier, il a repris une théorie qui avait été popularisée par un parti connu sous le nom de TNP. Pourriez-vous nous en dire plus sur le soi-disant projet de changement démographique en Tunisie ?

Ahlam Chemlali : Le discours que le président Kais Saied a prononcé en février et dans lequel il a invoqué la "théorie du grand remplacement" et qualifié les migrants subsahariens résidant dans le pays de criminels ou d'illégaux et de vouloir ou de participer à un complot visant à modifier la démographie de l'identité tunisienne a vraiment fait tache d'huile.

Ce qui est dangereux, c'est que ce discours a en quelque sorte mobilisé certains discours dans la société. Comme vous l'avez mentionné, il y a un parti qui vit vraiment de ces campagnes de désinformation, mais aussi de théories du complot qui sont sans fondement et racistes. Sur les réseaux sociaux, nous avons également observé beaucoup de groupes  qui donnaient un regain de visibilité à ces théories, ainsi que des politiciens tunisiens qui ont utilisé les migrants comme boucs émissaires au cours de cette crise que traverse le pays.

La crise alimentaire par exemple a été imputée aux migrants, ce qui est évidemment tout sauf vrai, de même que les pénuries de médicaments qui se sont produites. Ces pénuries sont dues à des échecs politiques évidents, mais les migrants sont accusés de tous ces maux. Les Tunisiens, qui sont déjà confrontés à l'ensemble de ces crises, croient ou font confiance à ce que disent les politiciens.

Cette désinformation, combinée aux tensions raciales, a créé des mouvements d'hostilité envers les migrants et une augmentation des attaques xénophobes et racistes dans les rues de Tunisie. C'est évidemment très triste, car la Tunisie était l'un des rares pays d'Afrique à avoir mis en œuvre, en 2018, la loi contre le racisme. Mais ce que nous avons vu avec beaucoup, c'est que les lois et les réformes ne sont pas mises en œuvre ou appliquées.

Le 23 juillet, la première ministre italienne Giorgia Meloni a accueilli,  entre autres dirigeants, des délégations d'Afrique du Nord et d'Afrique subsaharienne pour une conférence sur les migrations et le développement, ouvrant la voie à un fonds de donateurs. Cette conférence a eu lieu après que l'Union Européenne et la Tunisie ont signé ce qui a été baptisé "partenariat stratégique" pour gérer les migrations et soutenir l'économie tunisienne en difficulté.

La crise migratoire peut-elle prendre fin en Tunisie ? Quel rôle les dirigeants de l'UE peuvent-ils jouer et que recherchent-ils ?

Ahlam Chemlali : Je pense que l'UE prévoit et espère que le type d'accord qu'elle a signé avec la Tunisie constituera une sorte de modèle pour les collaborations futures avec d'autres pays. Elle s'est déjà adressée à l'Égypte, et je pense que d'autres pays suivront.

Je pense qu'il est important, pour changer de cap, qu'un pays comme la Tunisie réforme ses politiques afin de disposer d'un cadre national sur la migration et l'asile, car sans cela, nous continuerons à être confrontés à ce déficit de protection pour des milliers et des milliers de migrants dans le pays.

Dans le même temps, il est important que l'UE repense les accords qu'elle conclut, car elle joue un rôle clé en matière d'immigration et de contrôle des frontières. Ces accords peuvent être examinés de près car la Tunisie est actuellement confrontée à un régime autoritaire dont l'évolution est inquiétante. Les leaders de l'opposition sont emprisonnés ainsi que les journalistes. L'Union européenne doit donc se demander si elle souhaite vraiment s'engager dans cette voie et conclure des accords avec des dirigeants autoritaires au nom de l'arrêt de l'immigration et continuer à faire de l'immigration un élément constant des négociations, au lieu de se contenter d'un partenariat 'neutres' qui ne sont pas toujours conditionnés au contrôle de l'immigration.

Je pense qu'il s'agit là du cœur du problème : repenser ces rôles et mettre fin à cette "sécuritisation" de l'immigration, qui ne fera que renforcer l'appareil  sécuritaire dans un pays qui devient déjà autoritaire.

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