Colombie
Elles sont originaires du Venezuela, ont fui leur pays en proie à des troubles socio-politiques et se retrouvent pour beaucoup piégées dans l’obscur labyrinthe de la prostitution. Mères, filles, sœurs… l’industrie du sexe est devenu pour elles le véritable moyen d’envoyer de quoi nourrir leurs familles restées au pays. Explications.
Nombreuses sont celles qui ont échoué dans des bars lugubres, où le commerce de leurs charmes leur donne accès à quelques sous, économisés au jour le jour pour leurs proches. Parmi ces femmes, Alegria (un pseudonyme), professeure d’histoire-géographie. L’on est en droit de se demander comment une femme d’un tel niveau d‘éducation peut se retrouver dans un rôle si peu enviable, hors de son Venezuela natal, dans un bordel de Colombie.
La réponse pourrait justement se trouver au Venezuela. Le pays de Nicolas Maduro est frappé par une hyperinflation d’une brutalité inouïe. Le salaire d’Alegria dans son pays était de 312.000 bolivars. Ce qui équivaut à… moins d’un dollar. La professeure de 26 ans, dégoûtée par une telle situation, laisse éclater son amertume : ce salaire ne suffit “même pas pour un paquet de pâtes”, s’indigne-t-elle.
Après avoir quitté son pays en février dernier, Alegria a posé ses valises en Colombie voisine. Pendant trois mois, la jeune femme a travaillé en tant que serveuse dans l’Arauca (est). Elle y était nourrie et logée, mais n’avait jamais perçue le moindre salaire. Comment faisait-elle pour envoyer quelque chose à sa famille ? A cette question, elle répond : “j’expédiais mes pourboires à ma famille.”
Mais les choses ont commencé à vraiment se compliquer pour Alegria lorsque ses maigres pourboires lui ont été confisqués. Pour une personne qui a en charge six personnes (dont son fils de quatre ans), la situation avait fini par virer à l’urgence.
Lassée par une telle galère, Alegria s’est retrouvée à Calamar, dans le Guaviare (sud). Cette région de la Colombie n’est pas le lieu indiqué pour les férus du tourisme. Boulevard du trafic de cocaïne, Calamar est aussi le nid des dissidents de l’ancienne rébellion des Farc. Et comme si cette carte de visite ne suffisait pas, Calamar abrite les narcos trafiquants du redoutable Clan del Golfo.
C’est dans ce bourg de 3.000 âmes qu’a atterri Alegria, ainsi que neuf autres femmes. La bas, elles se prostituent dans les bars sordides de la ‘‘zone de tolérance’‘. Les gains d’Alegria sont maigres ; pour une passe, la professeure touche 37.000 à 50.000 pesos (11 à 16 dollars), dont 7.000 pour le tenancier du bar. Les soirs à succès, (les ‘‘bons soirs’‘), les prostituées gagnent entre 90.000 et 300.000 pesos, l‘équivalant de 30 à 100 dollars.
Joli (un autre pseudonyme) a 35 ans. Vénézuélienne, elle se retrouve elle aussi engluée dans le cercle vicieux de l’industrie du sexe. Livreuse de journaux de son Etat, elle a perdu son travail en 2016 et, comme Alegria, a émigré en Colombie. La mort dans l‘âme, elle raconte :
“nous n’avions jamais pensé nous prostituer. Nous le faisons à cause de la crise. Il n’y avait plus de papier pour imprimer (les journaux)!”
Projetées dans un univers de violence et de misère
Après la perte de son emploi, Joli a confié ses trois enfants à sa mère, a voyagé de ville en ville et exercé une multitude de petits boulots. N’ayant pas de passeport, la jeune femme a franchi la frontière avec pour seuls bagages son pantalon et son chemisier, sans la moindre valise.
Un malheur n’arrive jamais seul, dit le vieil adage. Joli a aussi perdu l’homme qu’elle aimait et qu’elle envisageait d‘épouser. Ce dernier est “mort d’un infarctus, faute de médicaments”. Et la rallonge de ses malheurs ne s’arrête pas là ; le père de ses enfants est lui aussi décédé au Venezuela, une insuffisance rénale ayant eu raison de lui.
L‘étau s’est davantage resserré autour d’elle. “Je me suis retrouvée dos au mur’‘, ne décrochant même plus de ménages “du fait de (son) accent”, confie-t-elle. Au bout du rouleau, Joli a fini par se résigner à la prostitution, vendant son corps à Bucaramanga (nord-est de Bogota), puis à Calamar, où depuis juin travaillait sa nièce de 19 ans, Milagro (“Miracle”).
“Au début, je me sentais très mal”, lâche Milagro, fille au corps frêle. N’ayant pas trouvé mieux pour aider sa mère malade (qui est finalement décédée), ses frères et surtout son enfant âgé de deux ans, la jeune fille est restée dans le labyrinthe de la prostitution, avant d‘être finalement extirpée de ce monde grâce à un pilote de bateau.
Mais elles n’ont pas toutes cette chance. Patricia a 30 ans. Cette Vénézuélienne a commencé son commerce du sexe dans l’Arauca, où elle a vécu la violence. La bas, l’infortunée a été battue, violée et même sodomisée par un client ivre. “Chaque jour, je demande à Dieu qu’ils soient gentils.”, murmure Patricia, encore traumatisée par cette expérience.
Pamela est âgé de 20 ans. Ancienne policière devenue prostituée, elle a avorté à San José del Guaviare, à trois heures de piste de Calamar, pour ensuite rejoindre la région de Bogota. Après avoir échappé à l’enfer de la prostitution, Pamela est devenue serveuse dans une restaurant où elle perçoit 30.000 pesos par jour, l‘équivalant de 10 dollars. Elle dit préférer ce salaire de misère à l’esclavage auquel la soumettait le proxénète qui l’avait ramenée de l’Auraca.
“Ce type nous a trompées”, dit-elle. Pamela, ainsi que d’autres femmes, ont dû vendre leurs corps pour rembourser les frais des 24 heures de route qui les ont menées au bordel.
“Un seul homme ne suffit pas. Il m’en faut beaucoup pour nourrir mes petits”, lance Alejandra, 37 ans et mère de quatre enfants, dont un bébé de deux mois né d’un client.
Maladies vénériennes, grossesses non désirées et traumatisme
Que savent les familles restées au pays à propos de ce commerce du sexe ? Alegria répond : “ils ne savent pas ce que je fais, même ma maman (…) Ce serait trop dur pour elle qui a sacrifié cinq ans de sa vie pour payer mes études.”
L’enseignante rêve d’exercer en Colombie en tant que professeure d’histoire-géographie. Mais, faute de passeport, son rêve est pour le moment impossible à réaliser. Elle fait donc croire à ses proches restés au pays qu’elle est employée dans une boulangerie. Harassée par le mensonge qui s‘étale dans la durée, Alegria a expliqué toute sa misère à l‘équipe d’urgence de l’ONG Médecins du monde (MDM) dépêchée à Calamar.
Jhon Jaimes est psychologue pour le compte de MDM. Il fait savoir que ces femmes souffrent “d’anxiété, de dépression, de stress post-traumatique” à cause, entre autres, de la terreur due à la présence d’hommes armés.
Le climat tropical qui prévaut dans cette région de la Colombie expose ces femmes “aux infections, à la dengue, au paludisme”, ajoute le psychologue. Ajoutées à cela, les maladies vénériennes et les grossesses non désirées à cause de clients qui exigent des rapports sexuels non protégés.
Dans l’hôpital de campagne de MDM installé pour la circonstance, une femme médecin s’occupe de ces infortunées. Des implants contraceptifs sont posés sur elles et des conseils leur sont prodigués. Elles reçoivent aussi chacune un colis alimentaire, des produits d’hygiène, des préservatifs.
Mais le traumatisme est là et nombreuses sont celles qui craquent, laissant éclater des sanglots. Le nombre de Vénézuéliennes qui se prostituent à Calamar frise la soixantaine. Une fois leurs colis et conseils reçus, ces femmes reprennent le chemin qui les conduit à leur lieu de ‘‘commerce’‘.
Après la sieste, chacune d’elles se prépare, se fait belle devant le miroir, s’occupe de sa chevelure. En guise de vêtements, les prostituées de Calamar portent souvent des mini-shorts, de petits hauts sexy et des sandales en plastique. Une fois la nuit venue, Alegria, Patricia et les autres femmes prennent place à l’entrée de leurs chambres faites de planches, attendant les clients.
Nicolas Dotta, coordinateur de MDM Colombie : “ce qui caractérise cette crise migratoire, ce sont les réseaux de traite de personnes et les nombreuses Vénézuéliennes qui en sont victimes, en Colombie (…) mais aussi dans d’autres pays de la région, y compris en Europe.”
D’après des chiffres avancés par l’ONU, ce sont environ 2,3 millions de Vénézuéliens qui ont quitté leur pays, dont 1,9 million depuis 2015.
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