Le procès de l'ancien président français Nicolas Sarkozy, qui dure depuis des mois et qui porte sur le financement illégal présumé de sa campagne présidentielle de 2007, jette la lumière sur les pourparlers en coulisse de la France avec le gouvernement du dirigeant libyen de l'époque, Mouammar Kadhafi.
France : le procès Sarkozy et les coulisses du "deal" avec Kadhafi
Des membres de familles victimes d'attentats terroristes commandités par le régime de Kadhafi ont déclaré au tribunal qu'ils soupçonnaient M. Sarkozy d'être prêt à sacrifier la mémoire de leurs proches afin de normaliser les liens avec la Libye il y a près de 20 ans.
Les procureurs français ont demandé jeudi une peine de sept ans de prison pour l'ancien dirigeant, âgé de 70 ans. M. Sarkozy, qui a été président de 2007 à 2012, a nié toute faute. Le procès, qui a débuté en janvier, doit se poursuivre jusqu'au 8 avril, les avocats de M. Sarkozy devant plaider le dernier jour. Le verdict est attendu à une date ultérieure.
Certains moments clés du procès ont porté sur les pourparlers entre la France et la Libye dans les années 2000, lorsque M. Kadhafi cherchait à rétablir des liens diplomatiques avec l'Occident. Auparavant, la Libye était considérée comme un État paria pour avoir parrainé des attentats.
Les familles françaises des victimes d'un attentat à la bombe commis en 1989 ont fait part à la Cour de leur choc et de leur sentiment de trahison, alors que le procès se demandait si les promesses éventuellement faites au gouvernement de Kadhafi faisaient partie de l'accord de corruption présumé.
Les attentats de Lockerbie et d'UTA
En 1988, une bombe placée à bord d'un vol Pam Am explose alors que l'avion survole la ville écossaise de Lockerbie, tuant 270 personnes originaires de 21 pays, dont 190 Américains. L'année suivante, le 19 septembre 1989, l'attentat contre le vol 772 d'UTA au-dessus du Niger avait fait 170 morts, dont 54 Français à bord, après une explosion en vol provoquée par une valise piégée.
Les enquêtes françaises et américaines ont établi un lien entre les deux attentats et la Libye, dont le gouvernement s'était engagé dans des hostilités de longue date avec les États-Unis et d'autres gouvernements occidentaux.
Aujourd'hui, les familles des victimes se demandent si des responsables du gouvernement français proches de M. Sarkozy ont promis d'oublier les attentats en échange d'opportunités commerciales avec ce pays riche en pétrole et, éventuellement, d'une affaire de corruption présumée.
"Qu'ont-ils fait de nos morts ?" Nicoletta Diasio, la fille d'un homme décédé lors de l'attentat, a déclaré au tribunal qu'elle se demandait si les souvenirs des victimes "auraient pu être utilisés comme monnaie d'échange" dans les négociations entre la France et la Libye.
Au cours du procès, M. Sarkozy a déclaré qu'il n'avait "jamais trahi" les familles des victimes. "Je n'ai jamais échangé leur sort contre un compromis ou un pacte de realpolitik", a-t-il déclaré.
La Libye s'efforce de rétablir ses liens avec l'Occident
La Libye a longtemps été un État paria en raison de son implication dans les attentats des années 1980. En 2003, elle a assumé la responsabilité des attentats à la bombe de 1988 et 1989 et a accepté de verser des milliards de dollars de compensation aux familles des victimes.
Kadhafi avait également annoncé qu'il démantelait son programme d'armement nucléaire, ce qui a entraîné la levée des sanctions internationales contre le pays. La Grande-Bretagne, la France et d'autres pays occidentaux ont cherché à rétablir des relations avec la Libye à des fins sécuritaires, diplomatiques et commerciales.
En 2007, M. Sarkozy a accueilli M. Kadhafi à Paris avec les honneurs pour une visite officielle de cinq jours, l'autorisant à installer une tente bédouine près du palais présidentiel de l'Élysée. De nombreux Français se souviennent encore de ce geste, estimant que M. Sarkozy était allé trop loin pour plaire à un dictateur.
M. Sarkozy a déclaré au cours du procès qu'il aurait préféré "se passer" de la visite de M. Kadhafi à l'époque, mais qu'il s'agissait d'un geste diplomatique après la libération par la Libye d'infirmières bulgares qui avaient été emprisonnées et risquaient la peine de mort pour un crime qu'elles disaient ne pas avoir commis.
Infirmières bulgares
Le 24 juillet 2007, en vertu d'un accord partiellement négocié par la première dame Cecilia Sarkozy et des fonctionnaires de l'UE, la Libye a libéré les cinq infirmières bulgares et un médecin palestinien.
Ces derniers, qui avaient passé plus de huit ans en prison, risquaient la peine de mort pour avoir délibérément contaminé des centaines d'enfants avec le virus du sida à la fin des années 1990, ce qu'ils niaient.
La libération des médecins a permis de lever le dernier obstacle majeur au retour de la Libye au sein de la communauté internationale.
M. Sarkozy s'est rendu à Tripoli, la capitale, pour s'entretenir avec M. Kadhafi le lendemain du retour des médecins en Bulgarie à bord d'un avion présidentiel français. Au tribunal, il a parlé de sa "fierté d'avoir sauvé ces six personnes". "Si vous ne discutiez pas avec Kadhafi, vous n'obtiendriez pas la libération des infirmières", a-t-il déclaré.
Le chef des espions libyens au cœur des interrogations
Accusé d'avoir orchestré l'attentat contre le vol 772 d'UTA, Abdullah al-Senoussi, beau-frère de Kadhafi et chef des services de renseignement, a été condamné par contumace à une peine de prison à perpétuité par un tribunal de Paris en 1999 pour cet attentat.
Un mandat d'arrêt international a été lancé contre lui et cinq autres suspects. Des procureurs financiers ont accusé M. Sarkozy d'avoir promis de lever le mandat d'arrêt visant M. al-Senoussi en échange d'un prétendu financement de campagne.
En 2005, des proches de M. Sarkozy, alors ministre de l'Intérieur, dont son chef de cabinet Claude Guéant et son ministre délégué Brice Hortefeux, se sont rendus à Tripoli, où ils ont rencontré M. al-Senoussi.
MM. Guéant et Hortefeux ont tous deux déclaré à la Cour qu'il s'agissait d'une rencontre "surprise" dont ils n'avaient pas eu connaissance au préalable. Al-Senoussi a déclaré aux juges d'instruction que des millions de dollars avaient été fournis pour soutenir la campagne de Sarkozy. Accusé de crimes de guerre, il est aujourd'hui emprisonné en Libye.
Sarkozy a fermement démenti ces accusations.
Accusations du fils de Kadhafi
Le fils de Kadhafi, Seif al-Islam, a déclaré en janvier à la chaîne d'information française RFI qu'il était personnellement impliqué dans la remise de 5 millions de dollars en espèces à M. Sarkozy. Seif al-Islam a envoyé à la radio RFI une déclaration de deux pages sur sa version des faits. C'est la première fois qu'il s'adresse aux médias depuis 2011.
Il a déclaré que M. Sarkozy avait d'abord "reçu 2,5 millions de dollars de la Libye pour financer sa campagne électorale" lors de l'élection présidentielle de 2007, en échange de quoi M. Sarkozy devait "conclure des accords et réaliser des projets en faveur de la Libye".
Il a indiqué qu'un deuxième versement de 2,5 millions de dollars en espèces avait été effectué, sans en préciser la date. Selon lui, les autorités libyennes s'attendaient à ce qu'en retour, M. Sarkozy mette fin à une affaire judiciaire concernant l'attentat du vol 771 d'UTA en 1989, notamment en retirant son nom d'un avis de mandat international.
M. Sarkozy a fermement démenti ces allégations. "Vous ne trouverez jamais un euro libyen, un centime libyen dans ma campagne", a-t-il déclaré lors de l'ouverture du procès en janvier. "Il n'y a pas d'argent de la corruption parce qu'il n'y a pas eu de corruption."
Sarkozy tourne le dos à Kadhafi
La guerre civile libyenne a débuté en février 2011, opposant des unités de l'armée et des miliciens fidèles à Kadhafi à des rebelles. M. Sarkozy a été le premier dirigeant occidental à prendre publiquement position en faveur de la rébellion.
Le 25 février 2011, il a déclaré que les violences commises par les forces pro-Kadhafi étaient inacceptables et ne devaient pas rester impunies. "Kadhafi doit partir", a-t-il déclaré à l'époque. Le 10 mars de la même année, la France a été le premier pays au monde à reconnaître le Conseil national de transition comme le gouvernement légitime de la Libye.
"C'était le printemps arabe", a déclaré M. Sarkozy à la Cour. "Kadhafi était le seul dictateur à avoir envoyé des avions (militaires) contre son peuple. Il avait promis des rivières de sang, c'est son expression".
Mouammar Kadhafi a été tué par des combattants de l'opposition en octobre 2011, mettant fin à son règne de quatre décennies sur le pays d'Afrique du Nord.