Le jour se lève à peine sur le Nigeria, mais les nerfs sont déjà à vif devant la First Bank à Kano (nord), où une foule de clients agglutinés jouent des coudes pour retirer le maximum autorisé en ces jours de chaos monétaire: 10.000 naira, soit environ 20 dollars, par personne.
Dans le nord du Nigeria, la colère face aux pénuries éclipse les élections
Les agences bancaires de la ville ont été assiégées dès l'aube par des foules avides de cash, de plus en plus rare depuis que les autorités ont annoncé le remplacement des billets de banque par une nouvelle génération de coupures.
Dans le grand carrefour commercial du nord nigérian, des centaines de voitures, motos et taxis assiègent également depuis le début de la matinée les stations essence dans l'espoir de déjouer une autre pénurie: celle du carburant.
A deux semaines de la présidentielle du 25 février, qui doit donner un successeur au président Muhammadu Buhari et s'annonce serrée, les pénuries plombent la plus grande économie d'Afrique, aiguisent la colère populaire et éclipsent la campagne.
La frustration de la rue a provoqué des heurts la semaine dernière lorsque M. Buhari s'est rendu à Kano, pourtant l'un de ses bastions, et l'une des clés du scrutin.
Achats de voix
Dans une des longues files d'attente qui s'étirent devant les banques de Kano, Mohammed Ali Danazumi, un courtier, attend depuis plus d'une heure, après avoir échoué la veille.
"Je suis le client numéro 290, que puis-je y faire?", demande-t-il après avoir couché son nom sur la liste d'attente du distributeur de billets. "Il faut que ça change, il faut vraiment que ça change", lâche-t-il.
Les deux principaux partis s'écharpent au sujet des pénuries. Celui de M. Buhari, l'APC, est accusé par son principal rival, le PDP, de précipiter le changement de monnaie pour assécher les finances de ses rivaux avant le scrutin, et acheter des voix. L'APC accuse de son côté le PDP d'aggraver les pénuries pour discréditer le pouvoir en place.
Des responsables du gouvernement ont justifié la décision de remplacer les vieux billets de 1.000, 500 et 200 naira par la nécessité d'éviter la contrefaçon et de réorienter vers les banques la masse des espèces circulant hors du circuit bancaire.
Le président Buhari, qui va passer la main après deux mandats, a la semaine dernière demandé aux Nigérians de lui donner sept jours pour mettre fin aux pénuries, dues selon lui à l'inefficacité des services dans la distribution des nouveaux billets, et à leur captations abusives par certains. Des cadres de l'APC l'ont déjà prévenu que la situation pourrait handicaper le camp du pouvoir lors du scrutin.
Car pour de nombreux Nigérians, déjà confrontés à une forte insécurité et à une inflation galopante, la double pénurie de cash et carburant est le fléau de trop.
Des commerçant en profitent, comme ces vendeurs de rue qui vendent du cash payable par terminal de carte bancaire, moyennant une lourde commission de 1.000 ou 5.000 naira, expliquent des habitants de Lagos et Kano.
Mais ceux qui n'en ont pas les moyens comme Sayo Ade, un mécanicien de Kano qui a passé la nuit à attendre dans sa voiture devant une station essence, sont à bout de nerfs. "Il n'y a plus de cash. Vous ne pouvez plus en avoir aux distributeurs, et les terminaux de cartes bancaires mobiles ne marchent pas ici", dit-il.
"Nous survivrons"
Depuis la fin du régime militaire en 1999, les élections au Nigeria ont souvent été marquées par des violences, des achats de voix ou des problèmes logistiques.
L'Etat de Kano (nord-ouest) y joue depuis longtemps un rôle important, qui a pesé dans l'élection de Muhammadu Buhari en 2015 et sa réélection en 2019.
Mais la frustration grandit dans la ville de Kano, la deuxième plus grande du pays et le principal noeud commercial du nord musulman.
"On ne sait pas pourquoi le gouvernement nous traite comme cela", lâche Dauda Yusuf, un fonctionnaire interrogé devant une banque. "On arrive à une élection et ils veulent qu'on vote? Mais regardez ce qui se passe autour!"
Bien qu'étant un gros producteur de pétrole, le Nigeria continue d'importer du carburant, et souffre régulièrement de pénuries.
Dressé sur son rickshaw-taxi jaune, Adamu Isyaku attend depuis des heures devant une station service qui vend du carburant au prix normal subventionné, faute de pouvoir en acheter au marché noir, où elle est deux fois plus chère.
Même ses clients n'ont plus d'argent liquide. "Parfois, on fait la charité. Des clients nous (montrent des billets et nous) disent que c'est tout ce qu'ils ont, et on n'a d'autre choix que d'accepter", dit-il. Il avait prévu d'aller voter, "mais avec toute cette souffrance, j'ai changé d'avis", souligne-t-il.
D'autres, plus pragmatiques, cultivent leur capacité à faire face et dépasser les "wahala", une expression hausa désignant les luttes quotidiennes au Nigeria.
"Nous sommes Nigérians, nous survivrons", clame Kayode Gabriel, un vendeur de 46 ans, qui patiente lui aussi devant une station essence. "Non, tout cela n'est pas normal. Mais un jour, d'une manière ou d'une autre, nous y arriverons".