Quel rôle vont jouer les communautés latino et noires américaines dans l'élection présidentielle entre Joe Biden et Donald Trump ?
Les Afro-américains, "faiseurs de roi" de l'élection présidentielle ?
Olivier Richomme, maître de conférence en civilisation américaine à l'Université Lumière Lyon 2 et spécialiste des questions raciales, d'identités et de politique aux Etats-Unis éclaircit ces questions pour Euronews, en abordant également la problématique de la participation de ces communautés à un scrutin bouleversé par la pandémie de Covid-19.
Euronews : En ce qui concerne les votes des Latinos et des Noirs américains, doit-on parler de bloc monolithique ou au contraire, est ce qu'il y a une vraie diversité politique au sein de ces communautés ?
Olivier Richomme : Si votre question concerne une analyse fine des communautés et des différents positionnements, effectivement il y a une certaine diversité. Il y a une certaine diversité au sein de la communauté africaine-américaine : il y a des conservateurs, ou sur les questions sur le port d'armes ou sur l'homosexualité. Mais dans les faits, les Africains-Américains votent pour le Parti démocrate à 90%. Et ça depuis quasiment les années 1960 ; ils font partie de la coalition démocrate. Je ne veux pas donner l'impression que cette communauté serait monolithique ; il y a des différences, mais d'un point de vue électoral, ils n'ont pas d'autre alternative que de se tourner vers le parti démocrate. Ce qui pose des problèmes puisque le Parti démocrate le sait et a des fois tendance à négliger ces communautés parce qu'il sait que, de toute façon, le Parti républicain n'est pas vraiment une option pour eux. C'est donc la participation qui reste la clé, on essaie de motiver des Africains-Américains à se déplacer.
On a vu qu'Hillary Clinton, par exemple, n'avait pas réussi à convaincre les Africains-Américains de se déplacer en nombre aussi important avec Barack Obama. Et quand l'élection se joue à pas grand chose, comme en 2016, ça peut faire une différence.
En ce qui concerne les Latinos, ils votent à 70% pour le parti démocrate. Donc, on ne peut pas parler d'un vote monolithique, mais on a quand même une tendance très forte. On voit que le facteur ethno-racial est l'un des facteurs qui surdéterminent la façon dont les électeurs vont voter. Vous ne l'avez pas si vous prenez le sexe, si vous prenez le niveau d'éducation, si vous prenez la religion... Vous n'avez pratiquement aucun autre facteur qui donne des chiffres pareils. 90%, 70%, c'est énorme. L'une des raisons pour lesquelles les Latinos sont à 70/30 et non pas à 90% comme les Africains-Américains, c'est la question religieuse.
En fait, vous avez des catholiques très fervents, soit des évangéliques très fervents qui sont latinos, qui n'apprécient pas forcément la rhétorique de Donald Trump sur la communauté latino, mais qui sont prêts à laisser un peu ça de côté parce que la liberté religieuse, liberté de choisir l'école, le contenu des cours etc. est plus important à cause de la prépondérance de leur choix. Cela crée un plancher, ces chiffres ne descendent pas chez les Latinos.
Euronews : Qu'en est-il de la question cubaine ?
O. Richomme : Bien sûr, il y a plusieurs choses qui entrent en ligne de compte. Les Africains-Américains ont le même taux de participation que les Blancs et donc leur vote a un impact beaucoup plus important. Les Latinos votent moins que les Blancs et les Africains-Américains. Et donc même s'ils sont plus nombreux que les Africains-Américains, parce qui ne votent pas autant, leur vote n'a pas le même impact. Ils sont aussi répartis différemment dans le pays. Les Latinos sont répartis dans certains Etats plus ou moins clés, tels que Californie, fermement démocrate, ou le Texas que les démocrates ont, à court terme, peu de chance de faire basculer.
La Floride, elle, est l'un des États les plus importants, où il y a une communauté latino ; elle compte beaucoup d'anciens Cubains. Dans cet Etat, un tiers des Latinos sont cubains, un tiers sont mexicains et le dernier tiers sont d'une autre origine.
Or, la question cubaine était beaucoup plus prégnante avant. Parmi ce tiers de Cubains, l'ancienne génération est beaucoup plus intéressée par la question cubaine que la nouvelle génération, beaucoup plus ouverte au parti démocrate. C'est l'ancienne génération, celle qui est au pouvoir localement, qui a réussi à faire élire des membres du Congrès. Elle est beaucoup plus active sur l'embargo et continue la dynamique de la guerre froide.
Mais on voit qu'il y a une évolution, et c'est pour cela qu'Obama a pu renouer des relations diplomatiques avec Cuba. On voit qu'on peut commencer à parler de ce genre de choses sans avoir un impact trop important en Floride. Jusque-là, ce qui se passait, comme la Floride est un des États-clés pour l'élection présidentielle, on ne voulait pas se mettre l'électorat cubain à dos et on laissait la question cubaine de côté. Maintenant, la question peut être soulevée parce qu'il y a cette évolution démographique et électorale.
Euronews : Outre la Floride, y a-t-il d'autres Etats-clés où ces votes latinos et africain-américains peuvent peser ?
O. Richomme : Dans tous les États-clés et dans tous les États où la présidentielle se joue à peu de choses. Si vous vous souvenez, ce qui s'est passé en 2016, la Pennsylvanie, le Michigan et le Wisconsin ont été gagnés par Donald Trump par quelques dizaines de milliers de voix. Ça s'est joué vraiment dans un mouchoir de poche.
Et il y a aussi bien sûr la Floride, gagnée en 2016 par 100 000 voix, ce qui est très peu vu la population de l'Etat. Dans le Michigan vers Détroit, on a vu qu'en 2016 que les Africains-Américains ne s'étaient pas rendus aux urnes de façon aussi massive pour Hillary Clinton qu'ils ne l'avaient fait pour Barack Obama. Par conséquent, il a été dit qu'elle a perdu le Michigan à cause du vote africain-américains.
Cette élection se joue à tellement peu de voix dans certains Etats, les Etats-clés, qui concentrent toute l'énergie et tout le financement des campagnes, que n'importe quelle communauté peut prétendre être "king maker", faiseur de roi. Par exemple en Pennsylvanie, il faut absolument pour les démocrates que les Africains-Américains de Philadelphie aillent voter. Des Latinos, il y en a aussi dans le Michigan et aussi dans le Wisconsin. Pas beaucoup mais ça peut faire la différence. En 2016, on a vu qu'il y avait une vraie baisse de la participation des Latinos, notamment à cause des mesures contraignantes mises en place pour décourager les gens de voter. Et puis la Floride, elle aussi clé, compte beaucoup d'Africain-Américains et beaucoup de Latinos. Les deux communautés sont clés dans cet Etat car ils font partie de la coalition démocrate.
Euronews : En fait, il s'agit d'une bataille de la mobilisation ?
O. Richomme : Une bataille, exactement, comme toujours. On voit cette année que certains États peuvent basculer : la Caroline du Nord avec un gros bastion d'Africain-Américains que Barack Obama avait gagné ou l'Arizona, qui vote beaucoup républicains d'habitude, mais qui là voit arriver une vague bleue. Et comme il y a beaucoup de Latinos en Arizona, on pense que l'Etat pourrait basculer. Et à chaque fois, il y a assez de diversité, que ce soit des Africains-Américains ou des Latinos pour qu'ils puissent prétendre, après, dire "C'est grâce à nous, Et donc maintenant, donnez-nous ce que vous nous aviez promis lors de la campagne".
Euronews : Si la question du taux de participation est aussi centrale, quel poids peuvent avoir les mesures de restrictions à l'accès au vote que vous évoquez?
O. Richomme : C'est la question à un million de dollars à laquelle tout le monde aimerait pouvoir répondre. Parce que le problème, c'est que cette année, on a une situation un peu spéciale : on est en pleine pandémie. Tous les collègues spécialistes du droit électoral regardent ça avec impatience en se disant 'qu'est ce qui va bien pouvoir se passer'.
En fait on n'a aucune idée. En temps normal, vous avez une élection qui est déjà bizarre, avec Donald Trump et avec des mesures restrictives dans un certain nombre d'Etats contrôlés par les républicains. Ils sont persuadés que c'est mieux s'il y a moins de monde qui va voter et si ceux qui y vont sont des des personnes âgées et des retraités, c'est mieux puisque plus on est vieux plus on est conservateur. Si on peut éviter d'avoir les jeunes, les minorités etc. Donc sont mises en place ce genre de restrictions dans les États contrôlés par les républicains. Ça, c'est la situation en temps normal.
Maintenant en temps de pandémie, je n'en ai aucune idée. Forcément, ça ne va pas aider. Ça serait mieux de faire ce que fait l'Oregon ou la Californie, c'est à dire inscrire les gens directement sur les listes électorales, tout faire à distance, voter par courrier, voter de manière anticipée. Effectivement tout cela serait mieux. Mais est-ce que c'est la pandémie qui va faire que les gens ne vont pas voter et qu'en fait les restrictions électorales seront un détail ? Là, on ne le saura qu'après, une fois que tous les processus se seront passés, quand on aura fait le décompte, qu'on aura les données, c'est-à-dire d'ici un an. Avant, ça va être très difficile de différencier l'effet Covid-19 des autres mesures électorales.
Cette interview a été éditée par soucis de clarté et de longueur.