Entretien avec Rachid Yazami, l'inventeur de l'anode graphite pour les batteries lithium-ion

Cette semaine, l’équipe d’Inspire Middle East vous invite à plonger dans le monde scientifique : des dynamiques technologiques passées du Moyen-Orient à une nouvelle vague d’enseignement scientifique en passant par l’interview d’un éminent scientifique nord-africain. Rachid Yazami a inventé l’anode en graphite utilisée aujourd’hui dans plus de 95% des batteries rechargeable au lithium-ion.

« I Believe in Science »

Depuis le septième siècle, les pays arabes ont connu un âge d’or de la découverte scientifique qui a permis des avancées médicales et culturelles pionnières dans le monde.

Pourtant, selon une étude de l’Université américaine Harvard publiée en 2013, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord ne contribueraient aux publications scientifiques et techniques mondiales qu’à hauteur de 2% environ.

Les conflits régionaux notamment ont effrité la communauté intellectuelle de certains pays de la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord). Une leçon qu’Ahmed Alrayyis, originaire d’Irak, n’a que trop bien apprise à l’école.

« Mon professeur ne croyait pas à la théorie de l‘évolution, car il pensait qu’elle avait été élaborée par l’Occident pour nous nuire et nous faire oublier notre religion », dit-il.

Ahmed, ingénieur et géologue de formation, ne va pas dans le même sens que son professeur. Pour lui, la science est la clé vers une société ouverte d’esprit.

En 2011, il a créé « I Believe in Science », une plateforme en ligne qui compte plus de trois millions d’adeptes et 15 000 articles scientifiques traduits en arabe, brisant ainsi la barrière de la langue.

Il y a environ deux ans, Ahmed a rejoint « Bayt Al-Hikma 2.0 » (« La maison de la sagesse »), une initiative visant à enrichir la version arabe de Wikipedia et plus largement les contenus arabes en ligne.

Au 8e siècle, La maison de la sagesse de Bagdad (Bayt Al-Hikma), était une institution. Elle n’avait pas de rivaux dans le domaine des sciences, toutes spécialités confondues, et était un lieu d’études et de rencontres pour les savants. Tout ce qu’Ahmed espère reproduire aujourd’hui.

« _Nous voulons engendrer un engouement, des jeunes en particulier, pour la science et leur donner envie de devenir des chercheurs. Nous pouvons peut-être retrouver la période glorieuse de l‘âge d’or scientifique que nous avons connue il y a quelques siècle_s », explique Ahmed.

Bayt Al Hikma 2.0 s’est récemment servie de l’outil informatique pour informer les gens sur les mesures de sécurité et les gestes barrière pendant la pandémie de COVID-19 à Bagdad. Cette tâche s’est avérée difficile face à une population dont l’état d’esprit a été façonnée par la désinformation depuis de nombreuses années.

« Beaucoup de gens ne croyaient même pas à l’existence du virus. Ils croyaient qu’on l’avait importé depuis l’extérieur pour contrôler leur vie. Les informations que nous avons partagées leur ont permis de réaliser la gravité du coronavirus », raconte Jaafar Al-Saadi de Bayt Al Hikma 2.0.

Outre des informations, des dizaines de milliers de masques ont été distribués.

Salim Essaid, euronews : « Il n’est jamais trop tôt pour éveiller les esprits à la science. Dans la région, certains fournissent les établissements scolaires en matériel adapté et procurent aux jeunes étudiants les outils nécessaires qui leur permettront d’accéder à de nouvelles opportunités synonyme de vie meilleure ».

C’est l’objectif du centre culturel Ithra d’Arabie saoudite. Ithra signifie « enrichissement » en arabe. Il propose aux étudiants un enseignement tourné vers les sciences et leur offre la possibilité de découvrir les portes que la discipline peut ouvrir.

L’initiative « Southern Border » (frontière sud) proposée par le centre du roi Abdulaziz pour la connaissance et la culture permet de former environ 20 000 étudiants dans les régions de Najran, Jizan et South Asir, en les dotant de compétences professionnelles en ingénierie et en robotique. Un enseignement axé principalement sur la pratique. Le leitmotiv des professeurs : « Enseigner pourquoi la science est utile est tout aussi important qu’enseigner la science elle-même ».

« L’un des étudiants a mis en pratique les connaissances acquises dans le cadre des programmes d’enseignement de l’Ithra. Il a inventé un dispositif afin de communiquer avec son père qui n’a pas de réseau chez lui, dans sa région. Et c’est vraiment réconfortant de voir ces jeunes esprits exploiter ces connaissances pour créer des solutions aux problèmes auxquels ils sont confrontés dans leur vie quotidienne », explique Nora Al Harthi, responsable du programme de sensibilisation à l’Ithra.

Leur permettre de tisser très tôt des liens solides avec la science, c’est de cette façon que Nora veut aider les jeunes Saoudiens à se doter de l’ingéniosité nécessaire pour découvrir les solutions de demain.

Entretien avec le scientifique marocain Rachid Yazami

Rachid Yazami est né à Fès, au Maroc. La géologie a piqué sa curiosité scientifique dès l’enfance. Etudiant brillant, il a obtenu son doctorat en France. A seulement 26 ans, il invente l’anode en graphite utilisée aujourd’hui dans plus de 95% des batteries rechargeable au lithium-ion que l’on trouve dans les téléphones portables et les ordinateurs.

Rachid Yazami compte plus de 250 publications scientifiques et technologiques ainsi que plus de 150 brevets d’invention.

Le chercheur a reçu de nombreuses récompenses : le prix Draper, l’équivalent du prix Nobel d’ingénierie, le prix de l’innovation scientifique dans le cadre de l’initiative Takreem en novembre 2018 et aussi, cette année, la médaille Mohammed bin Rashid pour l’excellence scientifique aux Emirats Arabes Unis.

Agé de 67 ans, Rachid Yazami occupe actuellement le poste de professeur en énergétique à L’Université de technologie de Nanyang à Singapour. Il aime plaisanter sur le fait qu’il a fait deux mariages, le premier avec son épouse, le deuxième avec la science.

Rebecca McLaughlin-Eastham : Professeur, quel a été votre moment « Eureka! » alors que vous travailliez sur l’anode en graphite et le développement des batteries lithium-ion ?

Rachid Yazami : « Je me souviens encore du jour où j’ai ouvert ma batterie et que j’ai vu que l’anode graphite avait pris la couleur or. Je me suis dit, c’est de l’alchimie. J’ai transformé le graphite en or. C’était une découverte passionnante dont je ne réalisais pas vraiment la portée à ce moment-là. Mais mes professeurs ont réalisé qu’en fait cela marquait un tournant dans l’histoire de la batterie et que nous pourrions désormais stocker du lithium dans du graphite et que c’était sécurisé. C’était en 1980. Il aura fallu ensuite près de 11 ans avant qu’une société japonaise commercialise, en 1991, la première batterie lithium-ion ».

Certains analystes estiment le marché commercial des batteries lithium-ion à plus de 70 milliards d’euros. Vous en êtes l’inventeur, les retombées de cette innovation étonnante sont-elles suffisantes, selon vous ?

Rachid Yazami : « Sur le plan international, oui. Je pense que tous mes collègues, ceux qui connaissent l’histoire des batteries au lithium-ion, reconnaissent que je suis l’inventeur de l’anode graphite qui a permis les batteries rechargeables. Maintenant, sur la question financière, je dirais non. Je ne suis qu’un pauvre scientifique et pour certaines raisons, à l’époque de cette découverte, en 1980, le gouvernement français en place ne considérait pas la technologie graphite comme une invention majeure. Il a donc rejeté ma demande de brevet. Et sans dépôt de brevet, cela signifiait que les entreprises japonaises pouvaient utiliser mon invention gratuitement ».

En tant qu’inventeur, vous possédez plus de 150 brevets. Si l’on regarde plus largement au niveau régional, on remarque que l’Arabie saoudite et la Turquie semblent en tête des dépôts de brevet. Et bien sûr, la Chine est loin devant. Quelle sera la tendance dans les années à venir, selon vous, spécifiquement pour la région, et dans quels domaines d’invention?

Rachid Yazami : « Il existe de très nombreux projets de construction d’usines dites giga en Europe à l’instar du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Et elles s’intéressent de plus en plus aux batteries car les matériaux pour fabriquer ces dernières se trouvent principalement en Afrique, c’est le cas du cobalt par exemple. Alors je pense que, naturellement, les pays de la région commencent à s’intéresser et à investir dans les batteries lithium-ion. Elles y voient la future alternative à la révolution énergétique ».

Rachid, quelle est la prochaine étape dans vos recherches sur les batteries ? L’Intelligence artificielle pourrait-elle jouer un rôle dans une exploration plus approfondie de leurs capacités ?

Rachid Yazami : « Si nous combinons les muscles avec le cerveau, nous pouvons fabriquer ce que j’appelle maintenant des batteries à capacité augmentée. En fait, c’est le cerveau qui gère la batterie. Donc, premièrement, la batterie peut tenir plus longtemps. Ensuite, il y a la mobilité des voitures électriques, ce qu’on appelle la recharge rapide. Nous devons recharger les batteries très rapidement, en un laps de temps identique à celui que l’on passe à la station-service lorsque l’on fait le plein ».

Rachid Yazami, vous connaissez les Émirats arabes unis – vous y êtes plusieurs fois – et vous avez également reçu les éloges de certaines familles dirigeantes. Travaillez-vous ou collaborez-vous à des projets scientifiques ici?

Rachid Yazami : « Je veux voir si une partie de mon invention peut être développée aux Emirats comme des chargeurs rapides et aussi des batteries utilisant l’intelligence artificielle. Ce genre de choses, le marché est énorme. Et je pense que les Émirats, ainsi que d’autres pays voisins, comme le Bahreïn, le Koweït et l’Arabie saoudite, ont très envie de développer ces technologies dans le domaine universitaire, dans le secteur de la recherche mais aussi de l’industrie ».

Dans quelle mesure, existe-t-il un degré de snobisme académique ou scientifique dans le regard porté sur les fonds d’apprentissage, en particulier dans les nouveaux pôles émergents comme ici au Moyen-Orient ?

Rachid Yazami : « Leur classement s’est considérablement amélioré ces quatre ou cinq dernières années, ce qui est une excellente nouvelle. Cela signifie qu’ils sont sur la bonne voie. Cela pourrait prendre une dizaine d’années avant que nous ayons une université arabe parmi les 50 meilleures universités au monde ».

Peut-être qu’un jour le Marocain Rachid Yazami choisira de s’installer à nouveau au Moyen-Orient et en Afrique du Nord pour partager son expertise avec une prochaine génération d‘étudiants passionnés par la science, comme il l’était, lui aussi, à leur âge.
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