Le Covid-19 fera émerger un nouveau paysage financier dans le monde et au Moyen-Orient

Les récentes fluctuations sur les marchés dédiés à la finance et aux matières premières dues à la pandémie de coronavirus ont fait fuir une partie des investisseurs alors que de nombreux experts ont du mal à prédire quel sera leur niveau plancher, à quoi ressemblera la reprise et combien de temps elle prendra. Des économistes estiment qu’après la crise, la tendance sera à la relocalisation et les entreprises engrangeront moins de bénéfices et seront plus endettées. Et ce alors que le Fonds monétaire international a indiqué que cette année, le monde allait probablement connaître sa pire récession depuis la Grande Dépression avec un PIB qui se contracte de 3%.

La région du Moyen-Orient est particulièrement vulnérable à l‘évolution des cours du pétrole qui ont récemment chuté en-dessous de zéro pour la première fois depuis 21 ans. Ce qui, ajouté à la pandémie de coronavirus, a poussé les grandes économies du monde arabe à s’engager dans des mesures de relance à hauteur de dizaines de milliards de dollars. Mais quelles sont les perspectives de croissance ? Et quels pourraient être les dégâts collatéraux du ralentissement mondial pour ces économies régionales rattachées au dollar ?

“Vers un monde totalement différent en termes d‘économie et de marchés financiers”

Pour en savoir plus, depuis Abu Dhabi, nous avons joint Amro Zakaria Abdu, spécialiste des marchés qui conseille des clients privés et des institutions financières.

Rebecca McLaughlin-Eastham, euronews :

“Cette crise peut-elle changer les habitudes des investisseurs ? Devons-nous nous attendre à un nouveau paysage financier ?

Amro Zakaria Abdu, cofondateur de Market Trader Academy :

“Absolument. Je pense que nous allons vers un élargissement du fossé entre le monde de la finance et l‘économie. Ils devraient être liés, mais ils ne le sont pas. Il y aura plus de financiarisation, les gouvernements détiendront une plus grande partie de l‘économie tout simplement parce qu’ils sont en train d’injecter beaucoup d’argent dans leurs économies pour les relancer. Cela accentuera aussi les disparités entre les riches et les pauvres, malheureusement, parce que tout cet argent de la relance est dédié aux marchés de capitaux et tout le monde ne possède pas des actions ou des obligations… Donc quand nous serons sortis de tout cela, nous serons dans un monde totalement différent en termes d‘économie et de marchés financiers.”

Rebecca McLaughlin-Eastham :

“Permettez-moi de vous poser une question directe : en tant que petit investisseur, que feriez-vous en ce moment ? Vous achèteriez ou vous vendriez ? En cas d’achat, dans quelle catégorie d’actifs placeriez-vous votre argent ? Les actions, les obligations, l’or ?”

Amro Zakaria Abdu :

“Il existe une nouvelle catégorie qui s’appelle “les actions reste-à-la-maison” : il s’agit essentiellement des actions d’entreprises dont les technologies, principalement, nous permettent d’améliorer notre quotidien de confiné ou de travailler comme d’habitude depuis chez nous. Ce sont des outils comme Zoom par exemple qui connaît une croissance de 106% depuis le début de l’année. Il y a aussi Microsoft et Amazon qui vient d’atteindre un record. Même chose pour Alibaba. Donc toutes ces entreprises auront de très bons résultats. Concernant l’or, en ce moment, – pardonnez-moi le jeu de mots -, c’est un conte de fées à la “Boucle d’Or” : tous les indicateurs montrent une tendance haussière typique du prix de l’or. Habituellement, l’or s’apprécie en période d’incertitude. Je pense que l’once atteindra les 1800 dollars cette année et probablement, au cours des douze prochains mois, son cours atteindra un nouveau record.”

“Les Émirats arabes unis en meilleure posture par rapport aux autres dans la région”

Rebecca McLaughlin-Eastham :

“Quelle est votre prévision de cours moyen pour le pétrole ? Et qu’est-ce qu’il signifiera pour les économies en particulier dans cette région qui cherchent à équilibrer leurs budgets ?”

Amro Zakaria Abdu :

“Je ne m’attends pas à une reprise prochaine du pétrole, en tout cas concernant son cours, et ce pour deux raisons. La première, c’est le fait que la production a été tellement forte dans le passé. Aujourd’hui, la Chine a des réserves d’environ 1,2 milliards de barils contre 900 millions avant le déclenchement de la pandémie. La deuxième raison, c’est – je crois – le fait qu’après cette pandémie, l‘économie ne sera plus la même. Donc je ne pense pas que la demande puisse rapidement retrouver son niveau antérieur.”

Rebecca McLaughlin-Eastham :

“Le Fonds monétaire international a prévu pour les Émirats arabes unis, une contraction de 3,5% de leur PIB cette année. Est-ce réaliste au vu de la situation actuelle et des perspectives économiques pour l’année prochaine ? Qu’en pensez-vous ?”

Amro Zakaria Abdu :

“Je crois que c’est le scénario le plus optimiste, je dirais. Globalement, les indicateurs seront bien pires, du moins pour le reste de cette année. Pour les économies des pays du Conseil de Coopération du Golfe qui généralement, sont dépendantes du pétrole avec un effet de ruissellement, je pense qu’il leur faudra plus de temps qu’aux autres pour se reprendre. Quant aux Émirats arabes unis, c’est probablement le pays qui est dans la meilleure posture par rapport aux autres parce que son économie est beaucoup plus complexe. Chaque mesure de relance suscite un effet d’entraînement plus global.”

“Il faudra une forme d’emprunt commun dans l’UE”

Rebecca McLaughlin-Eastham :

“Des pays comme l’Allemagne et les Pays-Bas sont clairement des détracteurs de ce qu’on appelle les “coronabonds”. Ont-ils raison de s’opposer à cette idée de mutualisation des dettes nationales ? Ou est-ce une bonne idée pour l’Union européenne selon vous ?”

Amro Zakaria Abdu :

“Je crois qu’un jour ou l’autre, ils devront avoir recours à une forme d’emprunt commun en Europe, simplement parce que l’Italie et l’Espagne par exemple ne pourront pas accéder aux marchés de capitaux comme les Pays-Bas et l’Allemagne. L’Allemagne peut aujourd’hui faire appel aux marchés à un taux d’intérêt négatif ou avec un rendement négatif. Par comparaison, l’Italie est à près de 2%, soit à 200 points de base de plus que l’Allemagne. Donc le danger, c’est que l’on se retrouve dans la situation à la Grecque, mais cette fois avec l’Italie dont l‘économie et la dette sont beaucoup, beaucoup plus importantes. Et le problème qui se posera alors, c’est, je le crains, que les mouvements nationalistes en Italie gagneront en importance et nous avons vu ce qui s’est passé avec le Brexit. Donc les Européens devront se résoudre à adopter un plan avec une responsabilité partagée comme avec ces obligations. Qu’elles s’appellent “coronabonds” ou non, je crois que c’est une bonne opportunité de se doter de cet outil.”

Rebecca McLaughlin-Eastham :

“Faire redémarrer les économies européennes représente évidemment, une tâche considérable. Les gouvernements font face à des mesures de relance qui leur coûtent de plus en plus cher, le chômage augmente, des entreprises font faillite. C’est une question délicate, mais selon vous à quelle échéance les choses peuvent-elles rentrer dans l’ordre au plan économique ?”

Amro Zakaria Abdu :

“Il est probable que le quatrième trimestre de cette année soit l‘échéance la plus réaliste parce qu’encore une fois, on ne sait pas quand tout cela sera terminé. Le quatrième trimestre ou le premier de l’année 2021, ce sera probablement le moment où tous les moteurs de l‘économie se seront remis à tourner en quelque sorte. Je doute qu’avant cela, il y ait une véritable croissance économique en Europe parce que vous savez, nous avons tellement de choses à régler.”

Les beaux jours (futurs) de la Bourse du Koweït

Quand un “marché frontalier” de la région se hisse dans la catégorie de “marché émergent”, c’est un événement. Et la Bourse du Koweït, l’une des plus anciennes du Moyen-Orient, en prenait le chemin avant que la pandémie du Covid-19 ne se déclenche.

Depuis, la valeur de son indice a été impactée et il lui a fallu aussi encaisser l’annonce de Morgan Stanley Capital International (MSCI) en avril de reporter son passage de la catégorie de “marché frontalier” à celle de “marché émergent” en raison de questions opérationnelles liées à la pandémie. La date de ce changement de statut est pour l’instant inconnu, il pourrait intervenir vers le mois de novembre selon la société américaine.

Un “marché frontalier” est considéré comme relativement petit et non liquide. Des facteurs qui souvent, le rendent moins accessible aux investisseurs. Le statut de “marché émergent” implique lui qu’il est en train de passer d’un système de marché fermé à un marché plus ouvert sur fond de réformes économiques selon Investopedia. C’est à cette catégorie qu’appartiennent par exemple, l‘Égypte, les Émirats Arabes Unis et l’Arabie Saoudite. Elle se situe juste en-dessous du niveau le plus élevé : celui de “marché développé” qui est associé à de meilleurs niveaux de transparence et d’efficacité financières et à une plus grande ouverture aux investisseurs étrangers.

Le statut de “marché émergent” devrait davantage ouvrir le Koweït aux investissements étrangers et apporter des milliards de dollars dans ce pays riche en pétrole alors qu’il veut renforcer son secteur privé et devenir un hub financier dans la région.

“Du gagnant pour le régulateur, les marchés et les entreprises cotées”

Ce qui a joué en faveur de l’entrée dans cette catégorie, ce sont les changements significatifs opérés par l’Autorité des marchés de capitaux du pays comme l’adoption de législations favorisant l’implication d’investisseurs étrangers. L’annonce de ce nouveau statut a été bien accueillie et l’an dernier, la bourse du Koweït a enregistré la meilleure performance sur les marchés du Conseil de Coopération du Golfe.

“Les investisseurs ont déjà commencé à prendre des positions sur les actions koweïtiennes,” affirme Junaid Ansari, directeur de recherche chez Kamco Invest. “Quand le changement de catégorie sera effectif, les investisseurs passifs – quand ils réaligneront leur portefeuille – remplaceront les investisseurs actifs,” poursuit-il. “Donc ces liquidités excédentaires – puisqu’on s’attend à ce que le marché baisse – iront vers le reste du marché, vers le reste de la région : donc c’est du gagnant-gagnant à la fois pour le régulateur, pour les marchés et pour les entreprises cotées dans la région et en premier lieu, au Koweït,” souligne-t-il.

Les avantages du prochain nouveau statut de la bourse koweïtienne sont nombreux selon Junaid Ansari.“Le Koweït est l’un des pays de la région avec l’un des cours du pétrole les plus bas, l’un des ratios de l’endettement rapportés au PIB les plus faibles et l’une des notes de crédit les plus élevées de la région,” dit-il. “Les actions y sont solides et se négocient dans de bonnes conditions, les titres sont très liquides et un certain nombre de réformes sont en cours dans le pays, les régulateurs apportent du soutien… Tout cela constitue une offre complète pour faire en sorte que les investisseurs étrangers se tournent vers le Koweït et qu’ils bénéficient de la croissance de son économie,” estime-t-il.

Selon cet expert, davantage d’entreprises publiques koweïtiennes devraient faire leur entrée à la Bourse du pays dans les années qui viennent.

Pour autant, de nombreux paramètres restent en suspens tant que la pandémie de Covid-19 continue d’affecter l‘économie régionale et mondiale.
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