En Tunisie, les victimes de la dictature se sont exprimées pour la seconde fois vendredi, deuxième jour des auditions publiques dites historiques.
Deuxième jour des auditions publiques en Tunisie
Celles-ci ont pour but d’exorciser le difficile passé de la Tunisie, marquée par des années de dictature et d‘éviter que ce genre de dérive ne se répète. Ces auditions sont organisées par l’Instance Vérité et Dignité (IVD), chargée de faire la lumière sur les exactions commises.
Refik Hodzic, directeur de la communication du Centre International pour la justice transitionnelle : “il me semble clair qu’après ces deux jours il y a certaines vérités qui ne pourront plus jamais être niées à nouveau. Jamais. Les témoignages de ces gens qui ont raconté ici leur vérité, les événements qu’ils ont décrits et les choses qu’ont faites ces personnes qui ont commis ces crimes, c’est quelque chose qu’il ne sera jamais plus possible de nier.”
Bon nombre de témoignages ont démontré le caractère mafieux de la dictature, qui protégeait et perpétuait le système.
“J’espère que cela va catalyser ce genre de débat public, afin que la Tunisie assume réellement une nouvelle perception d’elle-même et des valeurs sur lesquelles la société se construit”, ajoute Refik Hodzic.
Des témoignages poignants ont été entendus, suscitant parfois l‘émoi et la consternation. Des personnes présentes ont même fondu en larmes. Ces audiences publiques couvrent les périodes Ben Ali et Habib Bourguiba, le père de l’indépendance tunisienne. Les révélations ont duré plusieurs heures, jusqu‘à tard dans la nuit.
Béchir Laabidi, l’un “des héros du bassin minier” (c’est ainsi que l’IVD le qualifie) a été le premier à prendre la parole. Et cela, en direct sur les antennes de plusieurs chaînes TV. Il a été arrêté et torturé pour avoir milité contre le régime Ben Ali.
En 2008, le bassin minier, région riche en phosphatas, mais peuplée d’habitants pauvres, a été le théâtre d’une insurrection. Celle-ci a été écrasée dans le sang par le régime de Zine El-Abidine Ben Ali, arrivé au pouvoir en 1984 à la faveur d’un coup d’Etat.
Rouvrir les plaies pour mieux les traiter
Béchir Laabidi : “en vérité, j’ai beaucoup hésité avant de faire ce témoignage. Je suis convaincu que l’histoire ne peut pas être écrite par les historiens de la Cour. Notre histoire est falsifiée, elle a été écrite à la demande”. Et le militant d’ajouter que ce témoignage doit “rester pour nos enfants, pour notre génération, pour les chercheurs qui veulent connaître la vérité”.
“Il ne s’agit pas d’un simple tortionnaire qui a torturé et ça s’est arrêté là. Il y avait un système entier, avec des médecins (impliqués), des ministres, des chefs dans l’appareil sécuritaire. Aujourd’hui, “nous ne demandons que l’application de la loi. Que (les responsables) rendent des comptes”, exige Jamel Baraket, frère de Fayçal Baraket, un responsable du parti islamiste Ennahdha torturé à mort en 1991.
Nabil Baraketi était un militant communiste sous l‘ère Ben Ali. L’infortuné a été atrocement torturé et son corps a été jeté comme un vulgaire objet, dans un canal d‘évacuation d’eau. C‘était en 1987. Son frère, Ridha Baraketi, a lui aussi témoigné, arguant que “la plaie ne s’est pas refermée, on n’a pas fait le deuil. On ne peut pas clore le dossier”.
Les auditions publiques se déroulent dans un endroit qui occupe une place non-négligeable dans l’histoire de la Tunisie : le club Elyssa, dans la banlieue de Tunis. C’est d’ailleurs l’un des nombreux biens confisqués au clan Ben Ali, après sa chute en 2011, à la faveur du printemps tunisien. Et c’est là bas que Leïla Trabelsi, l‘épouse du dictateur tunisien, organisait ses réceptions mondaines qui rassemblaient bon nombre de bourgeois.
D’autres auditions publiques sont prévues
Jeudi dernier, trois femmes ont témoigné. Il s’agit des mères de trois jeunes Tunisiens tués pendant le soulèvement de janvier 2011, qui a vu la chute de Ben Ali. A leur suite, l‘épouse et la mère d’un islamiste victime de disparition forcée. Ce fut ensuite le tour d’un intellectuel islamiste et d’un opposant de gauche. Ces derniers ont été torturés sous le régime de Ben Ali pour le premier cité, et sous celui d’Habib Bourguiba, pour le second.
La série d’auditions se poursuivra, notamment les 17 décembre et 14 janvier, aux dires de l’IVD. Le choix de ces deux dates n’est pas fortuit. Elles marquent d’une part l’anniversaire de l’immolation par le feu du vendeur ambulant Mohamed Bouazizi, qui avait déclenché la révolution fin 2010, puis le départ forcé pour l’Arabie Saoudite du président déchu Ben Ali début 2011, d’autre part.
L’IVD a été créée à la fin de l’année 2013. Elle a pour mission de faire la lumière (en cinq ans maximum) sur les violations des droits humains. Aussi, elle est chargée de réhabiliter les victimes et de leur apporter réparation. Ses enquêtes couvrent la période partant de juillet 1955 à la fin 2013.
L’IVD est puissante, car disposant de pouvoirs étendus et a accès à toutes les archives publiques de la Tunisie. Du moins, en principe. Les Tunisiens peuvent lui faire appel pour des crimes tels que l’homicide volontaire, la torture, le viol, les exécutions extrajudiciaires, la privation de moyens de subsistance et la violation de la liberté d’expression.